De chair et d’os (Society, juin 2017)

Deux jours d’entraînement, de saucisses à l’huile et de philosophie avec Luigi Mantegna,60 défaites pour 63 combats .

À Frosinone, à une petite centaine de kilomètres au sud-est de Rome, le parking du Fornaci ne désemplit jamais. Ce gigantesque centre commercial abrite un multiplex, un bowling, une salle de jeux vidéo, des tables de billard, et, cœur pulsant de ce temple du divertissement provincial, la boîte de nuit le Seventies. Comme chaque jeudi soir, c’est salsa. Une petite centaine d’adeptes de la danse ont sorti les mocassins en faux python et les talons aiguilles. Même Luigi Mantegna a fait un effort, et troqué son survêtement pour un jean et un blouson bicolore. Ne pas s’y tromper cependant: s’il n’est pas le plus apprêté, ce quadragénaire aux oreilles percées est sans aucun doute le personnage le plus populaire ce soir. À peine foule-t-il la piste de danse que Gonzales, le DJ, lance un chaleureux et sonore: “Bienvenue à Luigi Mantegna!” Luigi a longtemps été à sa place derrière la console. C’était l’époque où il faisait danser le peuple de Frosinone sous le pseudo de DJ Louis –prononcer “Lò-ouisse”, à l’italienne. Une belle époque. “Quand j’animais les soirées, c’était encore plus fou, il y avait 300 personnes dès 23h”, plastronne-t-il. Tiziana, sa copine, acquiesce. “On s’est rencontrés dans une boîte juste à côté. J’apprenais à danser la salsa, je lui ai demandé de m’aider, il a accepté”, raconte-t-elle, enlacée à son partenaire pour une première bachata. Tiziana, juchée sur des cuissardes à talon, dépasse son petit ami d’une bonne tête. “La première fois qu’on a dansé ensemble, je lui ai mis un coup de poing dans le visage! Et dire qu’il est boxeur aussi… Au début, je ne l’ai pas cru, je pensais que les boxeurs étaient grands.”

La musique est partout, même dans les coups de poing”

C’est pourtant vrai. S’il enflamme les boîtes de nuit de l’hinterland romain, c’est surtout sur le ring que Luigi est une légende. “La musique est partout, même dans les coups de poing, dit-il. Quand tu frappes, ce n’est pas du bruit, c’est une mélodie, et tu entends les cloches dans ta tête quand tu encaisses un coup.” Dans le milieu, Luigi Mantegna est connu sous le nom de “Petto d’Angelo”, poitrine d’ange. “C’est à cause de mon thorax, qui est très saillant, dit-il. Et aussi parce que j’ai un grand cœur. Il faut du courage pour monter sur le ring et ramasser toutes ces raclées.” La célébrité de Luigi est en effet bâtie sur un impressionnant record: 60 défaites pour 63 rencontres. Luigi est ce que l’on appelle dans le monde anglo-saxon un journeyman. Soit un boxeur prêt à monter sur le ring n’importe où, n’importe quand, contre n’importe qui, souvent avec une préparation insuffisante, mais toujours la tête haute. Luigi présente tout simplement l’un des pires palmarès mondiaux. Mais il rappelle fièrement qu’il n’a jamais été mis KO. Pour lui, qui a toujours tout donné sur le ring, la défaite est un business, mais aussi et surtout, rappelle-t-il, un art, à cheval entre la folie et l’audace.

Pour comprendre les ressorts d’une vie passée à encaisser les coups, le plus facile reste de s’intéresser à un lieu: Pugilistica T. Barrale, une modeste salle de boxe de Ceccano, petite ville de la province de Frosinone, dont la réputation se fonde essentiellement sur la qualité de ses saucisses séchées et ses poissons de rivière. C’est ici qu’échoue le jeune Luigi Mantegna en 1993, pour une raison aussi simple que ses 17 ans: “C’était histoire de m’occuper. Et puis, on ne me faisait pas payer.” Plus de 20 ans plus tard, le boxeur fréquente toujours les lieux. “Je n’ai arrêté que lorsque je me suis engueulé avec mon père, un homme à l’ancienne, très conservateur: il a forcé ma sœur à se fiancer avec un type, et moi je devais les suivre tout le temps, pour les surveiller. Ma sœur et moi, on a fini par partir de la maison. Pour survivre, je vendais des livres au porte-à-porte. C’était très dur. On ne mangeait que des glaces à l’eau, 600 lires chacune.” Mais les enfants rebelles reviennent vite à la raison, et finissent par emprunter le chemin qui leur était destiné: travailler avec leur père. “Je fais ça depuis mes 6 ans: on se réveille à l’aube, on charge le camion et on part vendre des vêtements sur les marchés de la région. C’est pour ça que je me suis mis à la boxe. Pour gagner un peu plus d’argent. À l’époque, tu pouvais arriver à 100 000 lires par match.” En 2006, après 67 rencontres en amateur, Luigi passe professionnel.

Nando, son entraîneur de toujours, se souvient de son premier combat. “C’était en décembre 2006, et il a perdu.” Mais encore? “Luigi a toujours tout perdu. Il voulait gagner, mais il n’a pas eu de chance, il s’est blessé. On a quand même accepté tous les matchs, et il s’est transformé en serial perdant. C’était aussi une manière d’être appelé à combattre, sinon personne ne se serait adressé à lui.” Nando a la peau bronzée, le crâne rasé et pas de cheveu sur la langue. “La boxe est aussi faite d’argent, explique-t-il tout en étalant de la vaseline sur le nez d’une jeune boxeuse. Luigi et moi, pour un match, on gagne quelques centaines d’euros chacun. J’ai des jeunes qui viennent ici, à la salle de boxe, et ils ne peuvent pas payer. Qu’est-ce que je fais, je les vire? Je ne peux pas. Mais je dois bien régler le loyer à la fin du mois.” Il sort une feuille résumant la carrière de Luigi, et énumère les légendes qu’il a affrontées. “Pasquale Di Silvio, champion d’Italie. Gianpiero Contestabile, champion d’Italie. Emiliano Salvini, champion d’Italie. Devis Boschiero, quintuple champion d’Italie et quadruple champion d’Europe.” Une dizaine de noms plus tard, Nando prend soin de préciser que tout est bien légal. “Il ne s’agit pas de matchs arrangés, mais de vrais combats. C’est même ce qui fait que Luigi est autant sollicité: on a un boxeur albanais ici. À la deuxième reprise, il se jette par terre, et le public n’aime pas ça. Luigi, c’est différent. Il fait ça pour de l’argent, bien sûr, mais surtout parce qu’il aime se battre. Il ne se ménage pas, va jusqu’au bout, c’est du vrai spectacle.” Téméraire, Luigi explique sa philosophie: “J’ai fait 63 combats, c’est énorme. Un boxeur qui fait carrière s’arrête à 20 ou 30, car les coups de poing, ça fait mal. Mais moi, je n’ai pas peur. Je suis fait de chair et d’os, comme mon adversaire. Ce que je ressens, il le ressent aussi. Et puis, on ne sait jamais ce qui peut se passer sur le ring.” L’inimaginable a eu lieu un 8 août 2009. Ce jour-là, Luigi défraie la chronique: il met KO le champion italien Mario Pisanti. Un moment qu’il n’oubliera jamais. “Pisanti, c’était une promesse de pugilat. Il a commencé à frapper très fort, il voulait me mettre au tapis, me faire du mal. J’ai dit à Nando: ‘Ce type est méchant, il va me tuer.’ J’étais crevé, j’avais passé les soirées précédentes à travailler comme DJ. Mais je crois qu’il a trop pris la confiance, et j’ai eu la chance de frapper au bon endroit, au bon moment. Je lui ai mis un semi-crochet de bas en haut, il est tombé, et il est resté au sol, avec les jambes qui gigotaient. Je me suis repassé la vidéo des milliers de fois.”

Des moules crues et des sacs poubelle

Sur fond de Ti amo d’Umberto Tozzi, Luigi commence son entraînement, le dernier avant son prochain combat, dans deux jours. Il sort de chez le kinésithérapeute, qui lui a administré des piqûres d’analgésique entre les doigts de la main droite, où il souffre de plusieurs microfractures. L’idée est d’essayer de soulager sa douleur. Le boxeur pose la corde à sauter et enchaîne une série de coups de poing dans le vide. “Il faut accompagner le geste d’une rotation du buste mais ne jamais reculer son bras pour prendre de l’élan, sinon l’adversaire va voir venir le coup, théorise-t-il. Un jour, après une dispute, je me suis fait attaquer par la famille de la mère de mon fils. Ils étaient sept, avec des barres de fer et des clés anglaises. C’était presque drôle, j’avais l’impression qu’ils se battaient au ralenti.” Quelques minutes plus tard, à table, assis devant une assiette de calamars grillés et de brocolis vapeur qu’il engloutit à la cuillère, Luigi est d’humeur moins bravache. Tiziana picore des saucisses à l’huile, une spécialité locale. “On élève nos propres cochons, on peut arriver jusqu’à 200 kilos de viande par bête. Il faut la conserver. On la met dans le congélateur, on en fait des saucisses, et on la met sous huile”, explique-t-elle. Luigi n’y a pas droit: il est au régime depuis maintenant un mois, et a perdu cinq kilos afin de rentrer dans sa catégorie. “Parfois, j’apprends que je dois combattre une semaine seulement avant le match. Là ça va, j’ai eu plus de temps, j’ai commencé par perdre les liquides. J’enfile un sac poubelle et un imperméable quand je m’entraîne, ça fait fondre.” Il faudrait aussi que Luigi se repose. Hélas, cela ne va pas être possible. “Ce soir, je vais danser la salsa, je ne serai pas au lit avant 2h. Demain, je me réveille à 5h pour faire le marché, et le jour du match aussi.” Un instant, Luigi Mantegna semble inquiet. Mais il se reprend vite: “Mon adversaire a presque mon âge, ça va le faire.”

Jour J. Le match a lieu dans le Trullo, un quartier populaire de la banlieue romaine, sur la route de l’aéroport, à proximité de la Magliana, périphérie dont est issue l’organisation criminelle La banda della Magliana, dépeinte dans le livre et le film Romanzo criminale. Luigi et Nando, guidés par des indications griffonnées au feutre sur un bout de carton, arrivent juste à temps pour la pesée avant le combat. Malgré un réveil aux aurores, une matinée de travail et près de deux heures de route pour arriver à Rome, Luigi est de bonne humeur. Le marché a été fructueux ce matin. “C’est la période des communions. Bon, il faut être patient. Les gamines viennent accompagnées de leur mère, leur tante, leur grand-mère… Elles essaient plusieurs robes, mais elles finissent par acheter. Elles peuvent mettre 50, 60 euros dans leur tenue, c’est un bon business.” Avec le marché, Luigi gagne près de 600 euros par mois. La somme qu’il va récupérer grâce au match de ce soir.

Il est 15h30, Luigi monte sur la balance. Il espère ne pas être au-dessus du poids maximum. “Une fois, je pesais presque un kilo de trop, du coup j’ai enfilé mon K-Way et je me suis mis à courir sous le cagnard, avec de l’eau qui coulait de tous les côtés. J’ai réussi à perdre 800 grammes en une heure. Et pourtant, je pense que c’était à cause de la balance, qui était pourrie.” Aujourd’hui, c’est le problème inverse. Luigi est à 66,2 kilos, contre 69,6 pour son adversaire, Marco De Paolis. Un écart qui avantage l’autre boxeur, dans un sport où la puissance physique occupe une place primordiale et où chaque kilogramme compte. Il rabroue donc son entraîneur –“Si j’avais su, je ne me serais pas emmerdé avec le régime”– et se console en avalant les deux sandwichs soigneusement enveloppés dans du papier aluminium qu’il a apportés avec lui. À côté, d’autres boxeurs grignotent des galettes de riz. “Une fois, juste avant un match, j’ai mangé un sandwich avec de la saucisse et des poivrons. Nando m’avait pourtant prévenu: j’ai eu des remontées pendant tout le combat!” Les deux hommes s’esclaffent et se remémorent les repas consommés dans tous les restaurants, les dancings et les gymnases où Luigi a combattu. “Un jour, un restaurant dans les Pouilles nous a servi des moules crues, raconte le boxeur. Cela aurait pu être une ruse de mon adversaire pour m’intoxiquer, alors j’ai forcé tout le personnel à les goûter avant moi. C’était délicieux.” Verdict: “On se bat mieux dans le Sud de l’Italie, parce qu’on y est très bien reçu.”

Il reste encore du temps avant le match, qui ne démarre qu’à 21h30. Luigi s’ennuie un peu. Tiziana n’a pas pu venir. Elle travaille comme cuisinière dans une cantine d’entreprise ce soir. “Ce qui me tue, c’est l’attente, confie-t-il. Parfois, je me trouve un banc, et je dors dessus. Avant, on arrivait la veille, on se pesait, et puis on était tranquilles, on avait le temps de se balader. Mais c’est fini tout ça. Maintenant, on refuse de nous payer l’hôtel, du coup on se pointe le jour-même, et on attend. Il n’y a plus d’argent dans la boxe. Si je me blesse, c’est pour ma pomme.” Il sort une série de Post-It de sa poche, sur lesquels sont inscrites des consignes qui vont de “aller chercher le permis de conduire” à “réparer la montre”. “J’ai des problèmes de mémoire depuis que je suis gamin ; mais peut-être qu’avec la boxe, ça empire. Je suis obligé de noter toutes les choses importantes à faire, sinon j’oublie.” Un sourire. “Mais bon, j’oublie toujours de lire mes notes.”

Tu pues plus que ton cadavre”

19h, la soirée commence enfin. Les matchs amateurs sont censés chauffer le public, une bonne centaine de personnes installées dans les sièges en plastique autour du ring ou sur les escaliers en béton de l’estrade. L’air sent la transpiration et la virilité. Deux matchs avant son tour, Luigi commence à s’échauffer. Le stress monte, il est soudain moins loquace ; il file aux toilettes soulager ses crampes à l’estomac. “Bon Dieu, ça fouette! Tu pues plus que ton cadavre”, le taquine Nando, qui l’attend devant la porte de la salle de bains, un pot d’onguent à la main. “C’est de la pommade aux herbes qui vient de Roumanie, c’est miraculeux”, explique-t-il, tout en massant le dos de Luigi. L’entraîneur attrape ensuite un tube de Voltarène, contemple perplexe la date de péremption –2014–, puis le balance à la poubelle.

Luigi troque un caleçon à fleurs pour un boxer noir, serre ses pieds dans des chaussures montantes et tend ses mains. Nando enroule ses poings dans du tissu, qu’il bourre ensuite d’ouate, pour que Luigi ait moins mal à sa main blessée. Pendant que Nando enfile un tablier rouge où l’on peut lire “maestro”, Luigi hésite à endosser son peignoir. “C’est devenu ringard”, avance-t-il, dubitatif. Il observe le style des autres boxeurs –pectoraux huilés et tatouages de gladiateur– puis finit par enfiler quand même un peignoir blanc et noir. Sur le chemin vers le ring, il croise un admirateur, un jeune boxeur qui le félicite pour son grand cœur et son courage: “Petto d’Angelo, t’es une légende!” Luigi sourit. “Je suis peut-être fou, mais je n’ai pas peur. Là, je ne sais pas si je me bats contre un droitier ou un gaucher, s’il est rapide ou lent, grand ou petit. Peu importe, moi ce qui m’intéresse, c’est me battre. Parfois, ce n’est qu’en montant sur le ring que j’apprends que je vais me battre contre un champion.” Marco de Paolis, son adversaire du soir, n’est pas un champion, mais avec son physique sculpté dans le marbre et son sourire de tombeur, il a déjà séduit les filles de la salle, qui s’égosillent. Six reprises plus tard, c’est son poing que l’arbitre soulève, en signe de victoire.

Encore une fois, Luigi a perdu. Encore une fois, cela ne lui attaque pas trop le moral. “Franchement, il n’était pas si fort que ça, je n’ai senti que deux coups de poing. Et j’ai géré mon entraînement, niveau souffle, je suis bien.” Il se dirige vers le food truck garé devant le gymnase, où il se récompense avec une bière fraîche et un sandwich saucisse, Toastinette et piment. Luigi fait le bilan. C’était une belle journée, tout compte fait. Avant de reprendre la route pour Ceccano, il fouille dans ses poches, et distribue des cartes de visite aux couleurs festives, sur laquelle on peut lire: “DJ Louis – anniversaires, soirées, mariages, animation et strip tease.” “Si vous avez besoin d’un DJ, vous m’appelez!” Ce soir, il ira danser au Seventies.

Un reportage de Margherita Nasi publié dans le magazine Society de juin 2017.

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