Face à la haine, semer un esprit de bienveillance (Le Pélerin, mai 2014)

En septembre 2012, à échirolles (Isère),Sofiane et Kévin étaient battus à mort par d’autres jeunes pour un simple « mauvais regard ». Aurélie Monkam Noubissi, maman de Kévin,publie Le ventre arraché*, témoignage fort sur la souffrance d’une mère et message de paix qu’elle oppose à la barbarie.

Votre fils et son ami sont morts sous les coups de leurs agresseurs en septembre 2012. L’enquête est close, une reconstitution a eu lieu en avril, les procès vont bientôt intervenir… Comment vivez-vous cette attente ?

La hâte et l’angoisse sont mêlées. La hâte de clore ce chapitre. L’angoisse, parce que je sais que l’enquête a été très difficile. On ne sait toujours pas qui, parmi le groupe d’agresseurs, a porté le coup fatal, qui a mis la lame de 18 cm dans le poumon de mon fils, qui a enfoncé le couteau dans la rate de Sofiane. On ne peut pas obliger le coupable à se dénoncer. Ce sont des gamins et il ne s’agit pas d’accuser quinze jeunes d’un crime dont quelques-uns seulement seraient coupables… Ils risquent une peine de vingt ans de prison.

Qu’espérez-vous de la justice ?

La question du procès ne m’obsède pas. Je ne l’ai pas attendu pour me reconstruire. J’estime que la sanction fait partie intégrante de mon processus de réparation. Ils ont fait du mal et méritent une peine exemplaire. Je ne peux imaginer que ces personnes, après une peine de prison très courte, reviennent nous narguer dans la rue. D’autant plus qu’ils nient en bloc leur participation à l’agression de Kevin et Sofiane. Si se protéger est humain, je ne supporte pas qu’ils se moquent de notre douleur, à moi et à mes fils. Ils doivent prennent conscience du mal qu’ils nous ont fait, un mal indélébile.

Craignez-vous un non-lieu ?

Un non-lieu serait une double injure, une double peine. Bien que j’aie confiance en la justice, je m’y prépare psychologiquement. Je m’inquiète surtout de la réaction des amis de Kevin et Sofiane qui investissent beaucoup d’espoirs dans l’issue de ce procès. Je leur dit : « Attention, le résultat peut être décevant, blessant ».

Cela fait un an et demi que Kevin est mort. Vos sentiments ont-ils évolué ? Par quelles étapes êtes-vous passée ?

Avant, ma peine était une hémorragie. Aujourd’hui, elle s’écoule par petits filets de sang. J’ai repris progressivement ma vie. Je peux encore pleurer à n’importe quel moment de la journée, devant un bol qu’il utilisait ou devant sa moto. Chacun réagit différemment au deuil. Le père de Sofiane est moi sommes très impliqués, nous essayons de faire quelque chose de positif de notre douleur. Je crois que cela influe sur les autres, et les entraîne à une sorte d’élévation.

Peut-on comprendre une telle barbarie ?

Je ne peux pas comprendre la violence. La seule explication, c’est la jalousie : notre quartier n’est pas trop mal loti au regard de Villeneuve, d’où viennent les agresseurs, qui est très sensible, très stigmatisé. A mes yeux, c’est cette jalousie sourde qui s’est extériorisée.

Comment parvenez-vous à ne pas haïr les agresseurs de Kevin ?

Je crois que je suis née avec un tempérament bienveillant. D’autres expériences sont venues le renforcer : j’ai été éduquée au respect de l’autre. J’ai déjà été confrontée à des situations très violentes, où j’ai approché la haine… Pardonner avait alors été très dur, mais j’y étais parvenue. Avoir déjà fait ce chemin m’a beaucoup aidé. Dans ce cas précis, il me semble n’avoir même pas à accorder le pardon, parce que je ne ressens pas de haine. Beaucoup de journalistes ne semblent pas comprendre qu’on puisse répondre à la violence par la non- violence. Je ressens de la colère, une souffrance abyssale, mais pas de haine.

Contre qui, contre quoi se dirige votre colère ?

Contre ce que nous faisons des enfants qui nous sont donnés. Contre cette société, ses mécanismes, sa façon de fonctionner. Je me sens impuissante face à la délinquance. Plus on en parle, plus elle se développe. On dépense un argent fou dans des projets qui se révèlent inefficaces. Le cours d’un destin tient finalement à peu de chose : les jeunes des quartiers chauds de Marseille se détournent de la délinquance lorsqu’ils ont un emploi et une famille. Et notre société ouvre des prisons pour mineurs au lieu d’ouvrir des écoles.

Dans votre livre, vous expliquez que le soir de la mort de votre fils, vous vous plongez dans l’Ecclésiaste. Qu’alliez-vous y chercher ? Qu’y avez-vous trouvé ?

Le soir du drame, j’ai pris ma Bible pour trouver des réponses. Pourquoi éduquons-nous bien nos enfants, si c’est pour aboutir à cela ? En lisant, je me suis détournée du pourquoi. Trop chercher à y répondre vous enlise. « Vanité des vanités » dit l’Ecclésiaste, il ne faut pas accorder trop d’importance à la vie. Ce que Dieu vous donne un jour, c’est un cadeau, il peut vous le reprendre le lendemain et vous ne devez pas lui en vouloir pour autant. Pendant toute la période qui a suivi, je me replongeais au hasard dans la Bible, et je trouvais parfois des passages qui me faisaient du bien. Par exemple, celui qui dit que  Jésus est avec nous jusqu’à la fin des temps  me permettait de ne pas me sentir seule dans l’épreuve, et me convainquait de m’accrocher à la vie comme un coquillage à un rocher. A aucun moment je n’ai été tentée de perdre ma foi, au contraire, j’en avais trop besoin.

Malgré tout, n’éprouvez-vous pas un profond sentiment d’injustice ?

Cela renvoie à la question : « Dieu punit-il » ? Pour moi, Dieu ne punit pas. Il dit que notre chemin n’est pas un havre de paix et qu’il faut s’attendre à ces épreuves-là.

Le lendemain du drame, vous assurez vos consultations de pédiatrie et, l’après-midi même, vous remplacez Kevin qui devait être témoin au mariage de son meilleur ami… Où trouvez-vous cette force ?

C’était un automatisme. Si on m’avait dit de m’asseoir et de pleurer, je l’aurais fait, mais personne ne me l’a dit. Je n’avais même pas eu le temps d’annuler mes rendez-vous. Alors j’y suis allée par égard pour mes patients. Sans témoins, Borhane, l’ami de Kevin, était prêt à annuler son mariage. Pour moi, il était hors de question de laisser cette victoire aux agresseurs.

Dans quelles autres ressources avez-vous puisé pour surmonter cette épreuve ?

J’ai puisé dans la fraternité, dans les autres. C’était formidable. 20 000 personnes ont participé à la marche blanche organisée à la mémoire de Kevin et Sofiane, la semaine suivant le meurtre. Sans cela, je pense que les proches des victimes, moi y compris, auraient mis le quartier à feu et à sang. La manifestation a servi à exorciser le choc, à nous libérer de notre sentiment de révolte. Et puis il y a eu énormément de courrier, on m’a apporté du riz, de l’huile, de l’argent pour les obsèques. Notre appel au calme, à moi et au père de Sofiane, a beaucoup touché les gens du quartier. Le mot « dignité », revient sans cesse dans leurs bouches. Cet élan de solidarité m’a permis de rencontrer de nouvelles personnes qui, pour certaines, sont devenus des amis, qui me sont encore d’un grand réconfort. Hier, j’ai organisé une dédicace de mon livre à la maison, et une amie m’a fait le plus beau des compliments qu’on puisse imaginer. Elle m’a dit : « Aurélie, votre livre, il soigne les âmes ». Cela vous fait penser que vous êtes un garde-fou contre l’hostilité du monde. Grâce aux discussions que j’avais avec Kevin sur la religion qu’il avait choisie, l’Islam, j’ai tissé avec ses amis un lien fort, qui me permet de vraiment partager avec eux.

Pourquoi écrire ce livre ?

La première vocation de ce livre consistait à calmer mon tumulte intérieur. Les mots permettaient de faire passer ma souffrance. C’est aussi un témoignage : j’ai essayé de faire connaître Kevin à ceux qui ne l’avaient pas rencontré. Il entame des réflexions sur les phénomènes sociétaux. Enfin, il dit aux jeunes générations que la vie n’est pas faite que de violence. Il dit que même après avoir traversé des affres, on peut se relever, que la vie est un cadeau. Moi, face à la haine, je sème un esprit de bienveillance et cela me semble capital. Il faut dire aux jeunes qu’ils peuvent faire quelque chose de leur vie.

Quelles solutions proposez-vous pour que ce type de drame ne se reproduise jamais ?

L’amélioration de l’éclairage, la vidéosurveillance, la police de proximité étaient des solutions à court terme. La création de zones de sécurité prioritaire ont d’ailleurs en partie permis leur mis en place. Mais il faut agir sur un ensemble de problèmes plus profonds. Une grande partie des choses se joue pendant l’enfance, entre l’école et la famille. Certaines familles ont des parcours chaotiques, cassées, déchirées, et ne sont pas en mesure de fournir un socle solide aux enfants. De leur côté, les enseignants sont déjà débordés par la transmission du savoir, ils ne sont pas formés à enseigner le « savoir-vivre ». Il faudrait aussi agir sur le chômage : difficile, pour un parent sans emploi d’exercer une autorité sur ses enfants.

Vous dites que vous avez « repris la vie »… Quels sont vos projets ?

Je veux créer une fondation pour financer des projets contre le décrochage scolaire… Aujourd’hui, bien des mères n’arrivent plus à s’occuper de leurs enfants, et les mairies n’ont plus l’argent pour le faire. Il faut redonner aux enfants le goût de l’école, parce qu’autrement ils iront goûter à autre chose, comme les jeux vidéo ultra-violents dans lesquels, lorsqu’on tue une personne, elle se relève.

Dans votre ouvrage, vous évoquez d’autres parents au « ventre arraché »… Quel message voudriez-vous leur faire passer ?

J’ai écrit ce livre pour toutes les mères qui souffrent, à qui on a arraché leur enfant. Partager la souffrance est déjà une forme de solidarité. Ensemble, nous sommes une armée, un front face à la violence et à l’hostilité du monde. Chacun doit puiser en lui pour surmonter la souffrance, mais nous avons le devoir de donner de l’espérance aux jeunes… Cela rejoint encore la foi, « ferme assurance des choses qu’on n’ a pas et qu’on espère »… à savoir un monde meilleur.

Elsa Sabado, dans Le Pèlerin du 2 mai 2014

Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre

 

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