En Ile-de-France, les cirques sur la corde raide (Le Soixante-Quinze, janvier 2017)

Longtemps accueillis à bras ouverts, les chapiteaux traditionnels sont désormais refoulés de la capitale comme de sa proche banlieue. Par manque de place et pour la défense du bien-être des animaux.

Un matin gelé de décembre, non loin de la porte de Choisy, entre le 13e arrondissement et Ivry-sur-Seine. Au pied de hautes tours et près d’une rue bordée de maisons, le cirque Cristina Zavatta se réveille. Dans leurs enclos, des chameaux de Mongolie mâchonnent leur paille. Les lamas et les poneys somnolent. Derrière le chapiteau, les circassiens s’affairent autour de la remorque publicitaire qui gît retournée sur le sol du terrain vague délimité par

des murs couverts de graffitis. L’horizon pour un mois. Une immobilisation forcée faute d’avoir trouvé un nou- veau terrain où s’installer pour ce cirque habitué des communes de la région parisienne… « Normalement nous donnons des spectacles deux ou trois jours, une semaine maximum s’il y a du public. Et puis nous partons nous installer ailleurs. Mais là, trouver un nouvel emplacement est devenu très difficile », souffle Jean Renold, 60 ans, moustache et cheveux poivre et sel, qui a installé son cirque ici sans autorisation, faute de mieux. « Il faut bien qu’on travaille, qu’on donne des spectacles pour nourrir les bêtes et la famille », explique son fils Rudy, 23 ans, musculature d’athlète sous son pull en laine, en caressant le museau du cheval Tornado.

« Depuis deux ans, ça devient l’enfer de trouver un emplacement pour travailler », explique Daniel Renold, directeur du cirque Fratellini, venu rendre visite à la famille. Les traits marqués, l’homme affirme être passé de 300 représentations en 2012 à une trentaine en 2016. « On envoie sans arrêt des courriers de demande aux mairies.

Ou on se déplace directement. Mais rien ne marche, nous n’avons que des refus », se désole Palmyre, son épouse aux doux yeux bleus. Depuis le début d’octobre, leur cirque est à l’arrêt total. Daniel Renold a installé ses camions sur un terrain qui jouxte une usine en banlieue parisienne, sans autorisation et sans prendre le risque de monter le chapiteau. Donc sans travailler. Il passe ses journées en voiture pour chercher un terrain. En attendant, la famille se serre la ceinture : « On pioche dans nos économies, on restreint la nourriture et je croise les doigts pour que le matériel ne casse pas. Je peux encore tenir une poignée de mois, pas plus », explique-t-il en souriant tristement.

Quasi-chômage technique

Les raisons du problème ? « La disparition des terrains avec le développement de l’urbanisation et la frilosité des maires qui refusent de nous accueillir même quand ils ont un emplacement, explique Louis Dassonneville, directeur d’un autre cirque, Achille Zavatta. On n’en peut plus. » Cet été, il est resté coincé deux mois sur un terrain vague à Malakoff, dans les Hauts-de-Seine, avec ses lamas, ses watusis (bovins d’Afrique), ses poneys et ses chameaux. Des bêtes qui posent aussi problème : « Beaucoup de maires nous refusent sous la pression des associations de protection des animaux », souligne le patron. « Certains cirques rendent les terrains en mauvais état. Du coup, faute de pouvoir faire le tri entre la multitude d’établissements les sollicitant, les mairies adoptent parfois des mesures radicales en refusant tout le monde », ajoute Xavier Cadoret, chargé de la question à l’Association des maires de France (AMF).

Résultat : à Paris et aux alentours, les petits cirques traditionnels ne sont plus les bienvenus. Et les plus gros, comme Pinder Jean Richard, Bouglione et Arlette Gruss, qui trouvent encore place sur la pelouse de Reuilly (12e), au Cirque d’hiver (11e) ou au bois de Boulogne (16e), pourraient bientôt être évincés aussi… Le problème de la raréfaction des emplacements touche tous les cirques en France. Quelque 250 petites troupes fami- liales sillonneraient l’Hexagone, dont 70 % seraient au quasi-chômage technique, faute de lieu où planter leur chapiteau, affirme Anthony Dubois, président de l’Asso- ciation de défense des cirques de famille. Mais à Paris, la crise semble encore plus forte.

Déjà, Montreuil et Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, ont interdit sur leurs territoires la présence de cirques- ménageries. Et les rares emplacements appropriés sont réservés aux cirques modernes, c’est-à-dire sans animaux. Comme dans le 20e arrondissement, où la dalle aux chapi- teaux de la porte des Lilas, construite en 2011, accueille du cirque contemporain : « La présence d’animaux sauvages me pose problème, explique la maire Frédérique Calandra. Je n’en veux pas aux circassiens traditionnels, car je sais qu’ils ont été élevés dans cette tradition, qu’ils aiment leurs bêtes, mais aujourd’hui, il y a de moins en moins de place pour ces cirques à Paris. » En août, dix éthologues, philo- sophes et scientifiques envoyaient une lettre à la maire de Paris, Anne Hidalgo, pour lui demander de refuser les cirques animaliers, « afin que Paris ne devienne pas une ville figée dans des certitudes d’un autre siècle ».

De même, en septembre, le groupe des élus écolo- gistes a déposé un vœu au Conseil de Paris pour demander l’interdiction des cirques-ménageries sur le territoire parisien. Vœu retiré, car l’exécutif a décidé de créer une mission sur les animaux en ville, qui abordera cette question. Jacques Boutault, maire du 2e arrondissement et dépositaire du vœu du groupe écolo, se dit confiant en cette mission, qui doit rendre ses conclusions à l’automne : « Paris ne peut plus autoriser la présence de cirques qui maltraitent ou présentent des numéros avec des bêtes sauvages dignes du Moyen Âge. Mais je n’ai pas trop de doutes quant à la capacité de ces circassiens à se reconvertir et à faire don de leurs animaux à des zoos. »

Voitures et pression immobilière

Pourtant, Jean Renold se souvient d’une époque pas si lointaine où la capitale et ses abords étaient ouverts aux cirques traditionnels : « Quand j’étais gamin, on installait parfois le chapiteau sur la place des Fêtes (19e), ou sur l’esplanade du boulevard Richard-Lenoir (11e). » Déjà, Montreuil et Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, ont interdit sur leurs territoires la présence de cirques- ménageries. Et les rares emplacements appropriés sont réservés aux cirques modernes, c’est-à-dire sans animaux. Comme dans le 20e arrondissement, où la dalle aux chapi- teaux de la porte des Lilas, construite en 2011, accueille du cirque contemporain : « La présence d’animaux sauvages me pose problème, explique la maire Frédérique Calandra. Je n’en veux pas aux circassiens traditionnels, car je sais qu’ils ont été élevés dans cette tradition, qu’ils aiment leurs bêtes, mais aujourd’hui, il y a de moins en moins de place pour ces cirques à Paris. » En août, dix éthologues, philo- sophes et scientifiques envoyaient une lettre à la maire de Paris, Anne Hidalgo, pour lui demander de refuser les cirques animaliers, « afin que Paris ne devienne pas une ville figée dans des certitudes d’un autre siècle ».

Pascal Jacob, auteur de Paris en pistes. Une histoire du cirque dans la Ville lumière (Éditions Ouest-France, 2013), confirme : « Au xx siècle et jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on trouvait des cirques dans Paris, notamment à Sully-Morland (4 ), dans le square du Serment-de-Koufra près de la porte d’Orléans (14e), dans le Jardin d’acclimatation (16 ), dans le square Émile-Chautemps (3e). Les portes de Paris notamment étaient des lieux emblématiques avec de grands terrains ouverts, comme à la porte de Champerret, où de nombreux chapiteaux ont défilé ». À une époque où les voitures étaient moins présentes et la pression immobilière moins forte, l’espace public était plus ouvert au cirque. « La ville n’était pas la même, et surtout les gens acceptaient que le cirque, intrusion dans le tissu urbain, perturbe l’ordre établi. Paris s’est densifié, les portes ont été remodelées pour devenir des traits entre les territoires, les espaces se sont raréfiés, et on a commencé à considérer le cirque comme une nuisance », souligne l’historien. Sans compter l’épineuse question des ménageries.

« Un cirque sans animaux, c’est pas un cirque, c’est un spectacle pour adultes », se défend Martial Renold, qui cet été a passé plusieurs semaines sur un terrain de la porte de Pantin avec le cirque de Jean Renold. « Et puis on aime nos bêtes, nous vivons à leurs côtés et elles sont notre gagne-pain. Nous respectons toutes les lois les concernant, nous avons toutes les autorisations et certifications. Alors pourquoi nous empêche-t-on de travailler ? C’est hypocrite. Ce n’est pas aux mairies de décider. Si les gens ne veulent plus voir d’animaux dans les cirques, ils ne viendront plus », s’enflamme-t- il. En 2013, le cirque traditionnel a attiré 13 millions de spectateurs, contre 1 million seulement pour les cirques d’avant-garde, selon le Syndicat national du cirque.

« Je ne veux pas changer de vie »

En mars 2016, des discussions ont été lancées entre les circassiens, l’AMF, les associations de défense des animaux et les ministères de la Culture, de l’Économie et de l’Intérieur. « Le gouvernement ne peut pas rester insensible à une profession en difficulté », souligne le préfet Gérard Lemaire, à qui a été confié la rédaction d’un rapport attendu avant l’été 2017. Il réfléchit à une charte de principes d’accueil entre les mairies et les cirques, pour « favoriser la concertation préalable et lever les difficultés d’installation contre des engagements de la part des cirques ». Du côté de l’AMF, Xavier Cadoret assure que « tant qu’ils respectent les règles, et notamment celles concernant les animaux, nous n’avons pas, nous les maires, à les empêcher de travailler ». Pour faire le tri, il propose la création d’un agrément qui « permettrait à ceux qui respectent les règles, notamment pour les animaux, de se produire, quitte à se poser la question de les renforcer. Les maires devront alors leur trouver un site ».

Sauf que sur le terrain, le son de cloche varie : « La vérité est qu’il y a une vraie désaffection pour le petit cirque traditionnel. Les mairies se demandent à quoi bon recevoir un spectacle pareil, complètement daté. Les artistes de ces troupes reproduisent sans les comprendre des gestes et des numéros transmis de pères en fils, de mères en filles. Ils sont persuadés qu’ils font partie d’un imaginaire que le public aime, mais en réalité ce temps est fini », assène l’historien Pascal Jacob, par ailleurs directeur artistique du très moderne cirque Phénix.

En attendant, pour les circassiens, cette vie est épui- sante. À 50 ans « et vu les difficultés », Daniel Renold se pose parfois la question d’arrêter. « Mais si on abandonne, c’est la fin des cirques en France ! » Même inquiétude chez les jeunes, qui participent souvent aux numéros depuis qu’ils sont tout petits. Élevés sur les routes, ils sont scolarisés par à-coups, tant bien que mal, à chaque étape ou par le Centre national d’enseignement à distance (CNED). « Je ne veux pas changer de vie. Le cirque est ma passion, et de toute façon on ne sait rien faire d’autre », clame Rudy Renold. « Une petite dizaine de cirques ont mis la clé sous la porte l’an dernier », s’alarme Anthony Dubois. Un drame pour ces gens du voyage obligés de se sédentariser ; et pour ces petits patrons qui ont hérité du cirque familial et ne peuvent plus le transmettre. L’un d’eux s’est suicidé l’an dernier, dit-on.

Un reportage de Léonor Lumineau et Raphaël Fournier à la photographie, à retrouver dans le magazine Soixante Quinze de janvier 2017.

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