La lente mort des petits cirques (L’Humanité Dimanche, octobre 2016)

Terrains de plus en plus rares, pression des associations de défense des animaux, frilosité des maires : en France, les petits cirques familiaux ont de plus en plus de mal à travailler. Sont-ils en train de vivre leurs derniers jours ? La menace est réelle, au point que le gouvernement a planché sur le sujet.

Lourde journée d’été à Malakoff (Hauts-de-Seine), à l’orée de la capitale. Derrière des barrières de chantier en tôle verte se dresse un chapiteau rouge et jaune. Deux mois déjà que le cirque Achille Zavatta est installé sur ce triste terrain vague niché entre l’avenue Pierre Brossolette, les hautes tours d’habitation grise et les entrepôts recouverts de graffitis. L’horizon pour encore une trentaine de jours, avant de reprendre la route.

Une immobilisation forcée faute d’avoir trouvé un nouveau terrain où s’installer… « Normalement nous restons deux à trois jours, une semaine maximum s’il y a du public, puis on bouge », souffle Louis Dassonneville, le directeur du cirque, un grand gaillard à la coupe en brosse, « aujourd’hui, on ne sait même plus où aller. On n’en peut plus, on n’en peut plus, on n’en peut plus… »

En cause selon ce dernier, « la disparition des terrains dédiés aux foires et aux cirques sous la pression foncière et la frilosité des maires qui refusent de nous accueillir sans explications alors qu’ils ont un emplacement », explique l’homme, en présentant lamas, vache watusi, poneys et chameaux qui paissent dans leurs enclos. Des bêtes qui posent aussi problème: « beaucoup de communes nous refusent sous la pression des associations de protection des animaux », regrette Anthony Dubois, président de l’association de défense des cirques de famille, venu rendre visite.

Certaines communes ont même pris des arrêtés anti-cirques avec animaux. « Tant qu’ils respectent les règles, et notamment celles concernant les animaux, nous n’avons pas, nous maires, à empêcher les cirques de travailler », assure de son côté Xavier Cadoret, chargé de la question au sein de l’Association des Maires de France (AMF), « le soucis est le manque de contrôles et que certains cirques rendent les terrains en mauvais état. De plus, faute de pouvoir faire le tri entre la multitude d’établissements les sollicitant, les mairies adoptent parfois des mesures radicales en refusant tout le monde. » Car selon lui, s’ajoute un problème d’enseignes (Zavatta, Fratellini, Roger Lanzac, etc), plusieurs cirques pouvant louer la même, empêchant ainsi les mairies de distinguer les cirques entre eux, et a forteriori, ceux qui respectent les règles et ceux qui ne le font pas.

Au côté d’une poignée de gros cirques (Pinder Jen Richard, Bouglione, Arlette Gruss, etc), 250 petits cirques familiaux existent en France. Au final, 70% d’entre eux seraient quasiment au chômage technique, faute d’emplacement où planter leur chapiteau, affirme Anthony Dubois. « Ils sont en train de crever la gueule ouverte, à défaut de pouvoir travailler », assène-t-il, en tapotant la tête d’un lama. « Une catastrophe sociale et patrimoniale, et la disparition d’un spectacle populaire, accessible à tous, avec un prix de la place oscillant autour de 10 à 15 euros », dénonce l’homme.

Résultat, « certains commencent à être obligés de vendre des camions pour payer leurs charges. Beaucoup se regroupent sur un même terrain, profitant de la solidarité familiale », explique Louis Dassonneville, qui partage lui-même le terrain de Malakoff avec son frère. Les circassiens ne comprennent pas :« nous on veut juste travailler, pourquoi nous en empêchent-ils? », répètent-ils en boucle.

Daniel Renold, directeur du cirque Fratellini, a trouvé une solution temporaire en s’installant sur le parking d’une zone commerciale de Montgeron (Essonne), avec l’accord des propriétaires. Entre un Buffalo Grill et un MacDonald, la solution n’est pas idéale … « Depuis deux ans, ça devient l’enfer », explique l’homme qui revient tout juste d’une tournée avec le camion-publicité. Une situation psychologiquement épuisante: « on envoie des courriers de demande aux mairies non-stop, 1000 l’an dernier pour trois réponses positives pour l’été. Du matin au spectacle du soir, il prend la voiture pour aller chercher des terrains où s’installer et se rendre en mairie. Et tout ce qu’on a, c’est non, non, non.», se désole Palmyre, l’épouse de Daniel Renold, doux yeux bleu et chevelure peroxydée.

Le cirque doit quitter les lieux le lendemain. « Je ne sais toujours pas où nous allons aller », confie l’homme, attablé dans son énorme caravane rouge à quelques heures du spectacle. Il affirme être passé de 300 représentations en 2012 à 30 cette année, pour un chiffre d’affaires amputé de moitié. « On se serre la ceinture: on pioche dans nos économies, on restreint la nourriture, et je croise les doigts pour que le matériel ne casse pas. Je peux encore tenir six mois, pas plus », explique-t-il.

Pour lui, et depuis petit, le cirque est un évidence. « Mais à 50 ans et vu les difficultés, je me pose la question d’arrêter. », confie l’homme épuisé, « mais si on abandonne, c’est la fin des cirques en France! Et puis on ne sais rien faire d’autre… » Même inquiétude palpable pour les enfants de circassiens, qui participent souvent aux numéros depuis tout petit. Elevés sur les routes de France, ils sont tant bien que mal scolarisés par à coups à chaque étape ou via le Cned.

« Une petite dizaine de cirques ont mis la clé sous la porte depuis le début de l’année », s’alarme Anthony Dubois. Un vrai drame pour ces Gens du voyage habitués à vivre sur la route, qui sont alors obligés de se sédentariser pour toucher les aides sociales. Une tragédie familiale pour ces directeurs ayant hérité du cirque familial et incapables de le transmettre à leur tour. L’un d’eux se serait suicidé cette année.

« Un cirque sans animaux, c’est pas un cirque, c’est un spectacle pour adultes », se défend avec véhémence Martial Renold, installé depuis deux semaines avec le cirque de son oncle Jean sur un terrain vague de la Porte de Pantin, à Paris. « Et puis on aime nos bêtes, nous vivons 24h sur 24h à leurs côtés et elles sont notre gagne-pain. Nous respectons toutes les lois les concernant, nous avons toutes les autorisations et certifications. Alors pourquoi nous empêche-t-on de travailler?! C’est hypocrite. Ce n’est pas aux mairies de décider. Si les gens ne veulent plus voir d’animaux dans les cirques, ils ne viendront plus voir nos spectacles. », s’enflamme l’homme aux traits cernés. En 2013, le cirque traditionnel attirait 13 millions de spectateurs (1 million pour les cirques d’avant-garde), selon le Syndicat national du cirque.

Les cirques risquent-ils de disparaître? Le gouvernement semble prendre la menace au sérieux, puisque des discussions entre circassiens, mairies, et ministères de la Culture, de l’Economie et des Finances, et de l’Intérieur ont été lancées en mars dernier. « Le gouvernement ne peut pas rester insensible à des professions en difficulté », souligne le préfet Gérard Lemaire, à qui a été confié la rédaction d’un rapport de préconisations avant l’été 2017. Il réfléchit à une charte de principes d’accueil entre les mairies et les cirques: « cela favoriserait la concertation préalable et permettrait de lever les difficultés d’installation qui pourraient être rencontrées contre des engagements de la part des cirques ».

Du côté de l’AMF, on réclame la mise en place d’un agrément. « Cela ferait le tri et permettrait de travailler à ceux qui respectent les règles, notamment au niveau des animaux, quitte à se poser la question de les renforcer. Les maires devront alors trouver un site d’installation pour les cirques qui le détiendraient », détaille Xavier Cadoret. Mais si un système de contrôle indépendant effectif n’est pas organisé, ces systèmes de « label » seront-ils suffisants?

Un reportage de Léonor Lumineau / Photos : Raphaël Fournier (Divergence Images)

 

suivez-nous