Sans bureau fixe, unissez-vous!

Venue des Etats-Unis, la colocation d’espace de travail gagne la France. Ce dispositif astucieux, qui permet aux indépendants de partager les frais et les compétences, séduit aussi de plus en plus les PME.

C’est une cour intérieure cernée d’immeubles, au cœur du quartier de Belleville (XIXe arrondissement), comme il y en a des centaines à Paris. Au milieu, trône un bâtiment atypique : un ancien atelier d’ouvriers du nouveau Paris du baron Haussmann qui ressemble à un paquebot pris dans une banquise de pavés. A l’intérieur, des bureaux, tout ce qu’il y a de plus ordinaire : ambiance studieuse, ordinateurs, étagères Ikea et dossiers multicolores. Pourtant, les apparences sont trompeuses : ici, pas de chef ni d’horaires, et des travailleurs dont les activités n’ont rien à voir les unes avec les autres. Le Lawomatic est un espace de «coworking».

Après la colocation en appartement, voici venu le temps de la colocation de bureau. Débarqué en France en 2008 avec l’ouverture de la Cantine, à Paris, le concept séduit un public de plus en plus large. Près de 70 espaces de travail partagés ont ouvert dans toute la France au cours des derniers mois. Et de nombreux projets sont en cours.

Telle une Arche de Noé du travail, le Lawomatic accueille «architectes, paysagistes, stylistes, journalistes, informaticiens, éditeurs, salariés d’associations, et une conseillère en développement durable», égrène Anne-Claire Pâris, 34 ans, cofondatrice de la société. Cet après-midi-là, le rez-de-chaussée n’est occupé que par une petite dizaine de personnes. La faute, peut-être au début d’épidémie de grippe ou au beau soleil qui rayonne à l’extérieur… Seul le cliquetis des claviers d’ordinateur trouble le silence. Un point commun lie ces travailleurs «sans bureau fixe» qui louent, ponctuellement, leur espace de travail : hors de question de bosser de chez eux. «Quand j’ai quitté mon entreprise pour me mettre à mon compte, j’ai commencé à mon domicile, mais cela a très vite pesé sur mon état d’esprit, j’avais besoin de voir des gens, se souvient Marie-Xavière Wauquiez, conseillère en développement durable pour les collectivités locales. J’ai cherché à louer un bureau pas trop cher. Le Lawomatic est un chouette deal : j’y retrouve un environnement d’entreprise, mais sans les contraintes.»

GAGNANT GAGNANT

Juste à côté, le bureau de Laurence de Tricaud, robe bleue et petits talons, est coincé entre un montant à vêtements où pendent des cintres, et une étagère où sont empilés des tissus colorés. Styliste, elle transforme parfois la salle de réunion du Lawomatic en showroom. «Lorsque mon associée et moi avons créé notre marque, Mademoiselle Sarong, on travaillait de chez nous. On a eu besoin d’un endroit professionnel pour recevoir des clients et des fournisseurs. Pour notre petit budget, ici c’est parfait», dit-elle en souriant.

La location d’un bureau se fait à la carte, pour trente jours minimum, et coûte 350 euros par mois, avec imprimante, Internet à haut débit, accès vingt-quatre heures sur vingt-quatre, kitchenette, et salle de réunion. Un outil de travail bon marché et clés en main. Au Lawomatic, on apprécie aussi le «co» de «coworking» : «On s’échange des conseils, on s’entraide, et ça nous arrive même de collaborer sur un projet professionnel», se félicite Chloé Sanson, paysagiste et illustratrice indépendante, dont le bureau est à l’étage, juste sous les toits. Grégory, qui travaille en bas, dans le coin des informaticiens, a fait le site web des architectes, et peut-être bientôt celui des stylistes.

Dans l’arche du Lawomatic, René Buttin représente une espèce encore rare, mais en voie d’expansion en milieu de coworking : le salarié. A ses yeux, la proximité est le principal avantage : «Je suis le seul salarié de mon ONG, dont la présidente travaille de chez elle, en Avignon. Le bureau qu’elle me proposait se trouvait loin, en banlieue. Les transports me bouffaient deux heures par jour. Je lui ai proposé de louer mon espace de travail dans un coworking, pour presque le même prix»,explique-t-il.

Un système gagnant gagnant qui a peut-être de l’avenir. Le télétravail est pour l’instant embryonnaire dans l’Hexagone. La France est en retard. Actuellement, 7% des salariés le pratiquent plus d’une journée par mois, contre 28% aux Etats-Unis et 18% en Allemagne. Pourtant, plus de 50% des salariés français se disent prêts à l’adopter quelques jours par semaine, selon une étude Cisco datant de novembre 2010.

La faute à la frilosité des chefs d’entreprise, qui préfèrent, pour l’instant, que leurs salariés s’activent sous leurs yeux, dans de bons vieux bureaux traditionnels. «Mais les entreprises commencent à s’y intéresser, surtout face aux problématiques de déplacement et par souci environnemental, explique Jean-Christophe Uhl, fondateur du centre Bureau-Mobile près de Strasbourg. Avant, on était obligé de se déplacer pour aller chercher de l’eau au puits. Puis on a inventé les canaux qui la distribuent à distance. C’est pareil pour le travail», juge-t-il.

ECORESPONSABLES

Pour Baptiste Broughton, à l’origine de l’application iPhone Neo-Nomade qui recense les lieux de coworking en France, «plus il y aura d’espaces de travail collectifs, plus les chefs d’entreprise proposeront à leurs salariés de travailler quelques jours par semaine à partir d’un centre près de chez eux». Un avis partagé par de nombreux militants du coworking. Contrairement au domicile et ses tentations de distraction, disent-ils, le bureau partagé est un lieu certes détendu, mais entièrement dédié au travail.

Du point de vue d’un patron, le concept offre des avantages non négligeables : réduction du coût de l’immobilier de bureau, qualité du travail des salariés moins stressés par les transports, écoresponsabilité et possibilités d’enrichissement au contact d’autres professions. «A Pékin, Nokia utilise beaucoup nos centres car il est très difficile de se déplacer. Ils ont un siège, mais leurs collaborateurs vont travailler dans des coworkings près de chez eux», explique Olivier de Lavalette, cadre dirigeant chez Regus. Le numéro 1 mondial de la location d’espace a d’ailleurs flairé le bon coup : spécialiste du bureau traditionnel, il développe des aménagements de coworking en plus de son offre habituelle.

«Il y a une aspiration profonde de la société française à travailler autrement, avec moins de stress, et plus de flexibilité», assure Catherine Gall, responsable chez Steelcase, une entreprise de mobilier de bureau. Mais, pour l’instant, ce sont les collectivités locales qui se montrent les plus intéressées. Exemple, en Seine-et-Marne, où de nombreux habitants passent plus d’une heure et demie par jour dans les transports pour rejoindre leur entreprise. Le développement d’espaces de coworking, proches des lieux d’habitation, est pour le département une véritable opportunité.«Nous avons lancé une étude pour voir si les grandes entreprises sont prêtes à laisser certains de leurs salariés travailler à partir d’un réseau de télécentres, explique Gérard Eude, chargé du développement économique au conseil général de Seine-et-Marne. Les premiers résultats sont plutôt positifs.» Même son de cloche du côté de la région Ile-de-France, qui vient d’adopter un plan de 1,3 million d’euros pour développer un réseau d’espaces de travail collectif.

Le coworking ne concerne pas que les zones urbaines, bien au contraire. «C’est une réponse à l’exode rural, se réjouit Fabien Miedzianowski, directeur des systèmes d’information du conseil général du Cantal. Communication, informatique, journalisme, traduction, ressources humaines : les télécentres peuvent accueillir les salariés dont l’essentiel de l’activité se fait via les télécommunications.» Précurseur, le département anime un maillage de sept télécentres depuis 2006. Et ça marche : trois nouveaux lieux sont déjà prévus pour 2012. «Quand on voit comment le phénomène se développe à l’étranger, impossible qu’il ne se produise pas la même chose en France, s’exclame Baptiste Broughton. 2012 sera l’année charnière.»

DIVISER POUR MIEUX RÉGNER

Aux Etats-Unis, en Allemagne ou aux Pays-Bas, le coworking est considéré depuis plusieurs années déjà comme une organisation d’avenir. Outre-Rhin, on recense ainsi une soixantaine de coworkings. De son côté, la mairie d’Amsterdam a mis en place une véritable politique en la matière : depuis 2008, elle propose à ses salariés de travailler dans un des trente Smart Work Centers partenaires de l’agglomération. Avec un objectif ambitieux : réduire de 50% son parc immobilier et de 40% des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2025 (par rapport au niveau de 1990).

Mais le coworking n’a pas que des avantages. Il soulève aussi des inquiétudes légitimes. Quid de l’esprit de groupe nécessaire à toute entreprise ? Le management par objectifs qu’il implique est-il sans risque ? Certains chefs d’entreprise ne risquent-ils pas d’en profiter pour «diviser pour mieux régner» ? Pour l’instant, les partisans du coworking s’accordent sur un point : il sera pendulaire (deux à trois jours par semaine en télécentre, le reste dans l’entreprise) ou ne sera pas. Hors de question de déraciner le travailleur de sa boîte. «On en est aux débuts, il faudra être vigilant»,reconnaît Baptiste Broughton. Des débuts prometteurs. Au Lawomatic, à Belleville, la liste d’attente pour un bureau s’allonge.

Publié par Léonor Lumineau et Simon Ganem dans Libération (pages Grand Angle) le 26 octobre 2011.

Retrouvez l’article sur le site de Liberation ici

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