Fanny Gallot. « les ouvrières ne sont pas que des victimes, elles font bouger les normes imposées, au travail comme ailleurs » (L’Humanité dimanche, sept. 2015)

Les historiens ont mis un temps certain à se pencher sur l’histoire des ouvriers. Aujourd’hui, des dizaines d’ouvrages la documentent ­ du moins s’agissant des hommes. Le dernier ouvrage consacré aux femmes ouvrières, dû à la sociologue Danièle Kergoat, date de 1982. Reprenant à son compte l’adage de cet auteur, « ouvrière n’est pas le féminin d’ouvrier », l’historienne Fanny Gallot les replace dans la lumière. Entretien.


Avec « En découdre », elle entreprend de raconter la réalité vécue par ces femmes, de la période post-68 à nos jours, et de montrer comment le genre des ouvrières détermine leur position et leur rapport au travail, tout comme le travail influe sur leur construction en tant que femmes.

HD. Votre ouvrage se concentre sur une génération d’ouvrières embauchées dans les années 1970 et retraitées ou licenciées dans les années 2000.

Pourquoi ?
Fanny Gallot. Je voulais montrer la di-versité de la classe ouvrière, souvent masquée par l’image de l’ouvrier de Boulogne-Billancourt, musclé, dans son bleu de travail. Mettre en question, aussi, l’idée selon laquelle l’ouvrier est la norme et l’ouvrière, le spécifique. J’ai ensuite resserré mes recherches sur Chantelle et Moulinex, usines pour lesquelles des fonds d’archives et récits individuels étaient disponibles. Chantelle est une usine de femmes dans le secteur de l’habillement située dans une zone industrielle, alors que Moulinex est mixte, dans le secteur de la métallurgie, et dans une zone rurale. J’évoque aussi, entre autres, Lejaby, qui a fermé pendant que je rédigeais ma thèse. J’ai constaté que la plupart des ouvrières embauchées en 1970 et qui avaient conservé leur poste dans les années suivantes, étaient restées jusqu’à la fermeture, et qu’elles avaient traversé ensemble les étapes de la vie, d’où l’émergence de l’idée de « génération ».

HD. Quelles sont, outre leur genre, les caractéristiques qui réunissent ces femmes ? Celles qui les différencient ?
F. G. Toutes occupent des métiers déqualifiés. Leurs compétences ­ l’agilité, la dextérité ­ ne sont pas rémunérées, car elles sont considérées comme inhérentes à leur condition de femmes. La déqualification du travail est liée à une naturalisation. En 1971, le CNPF, ancêtre du MEDEF, explique que les femmes sont dotées d’une « adaptation naturelle aux tâches répétitives et simples ». Elles occupent donc « naturellement » des postes tout en bas de la hiérarchie. Ce problème se pose aussi au niveau syndical : chez Moulinex, ce sont des hommes qui ont des postes à responsabilité, alors que les ateliers sont féminins. On le voit même chez Chantelle, où ce sont des femmes détiennent des responsabilités syndicales. Dans les journaux traitant des grèves chez Moulinex, les hommes tiennent des discours sur la stratégie à mener, tandis que les femmes sont dans le témoignage.
HD. Vous expliquez vous être inspirée des théories de la philosophe états-unienne Judith Butler, avoir voulu combiner dans votre analyse les questions de classe et celles de genre.
F. G. Ces lectures ont influencé ma manière d’appréhender les ouvrières. On ne peut nier qu’elles sont sous la domination du patronat et du patriarcat. Mais ce ne sont pas seulement des victimes : elles s’accommodent, négocient, se débattent, résistent aux normes que leur imposent ceux qui les dominent. J’ai voulu montrer comment ces ouvrières faisaient bouger ces normes dans leurs pratiques quotidiennes. Et pas seulement dans leur travail : je me suis intéressée aux questions de maternité, de consommation et même de look.
HD. « En découdre » commence par un chapitre sur le temps. Pourquoi ?
F. G. Le temps de travail, profession-nel comme domestique, est déterminant dans la vie des ouvrières. Elles sont sans cesse sous le joug du rendement : faire un maximum de gestes en un minimum de temps, à l’usine comme dans l’espace domestique, où l’on assiste également à une taylorisation des tâches contemporaines de l’émergence de l’électroménager.
HD. Vous consacrez également de longs passages à décrire comment l’entreprise, le métier, le produit, donnent une identité aux ouvrières…
F. G. Je voulais battre en brèche l’idée selon laquelle les ouvrières étaient seulement aliénées. Il fallait montrer comment le produit déterminait l’identité même des ouvrières. La lingerie qu’elles touchent, l’électroménager qu’elles montent pièce par pièce permettent un rapport moins distancié avec le produit fini que si elles appuyaient simplement sur un bouton. En même temps que se développe la « polyvalence », Moulinex envoie par exemple des salariées en « tête de gondole » pour faire la promotion des produits. Elles aimaient l’appareil qu’elles produisaient, en étaient fières, et dénigraient parfois l’usine voisine et son produit, quand bien même cela restait du Moulinex. Cet attachement au produit peut permettre d’expliquer ensuite certaines autogestions et/ou grèves : lorsque l’entreprise ferme, les travailleuses pensent que leur produit doit continuer d’exister.
HD. « Droit de cuissage », « crise de nerfs », « grève de femmes »… étudier des ateliers féminins vous conduit tout de même à aborder des problèmes particuliers aux femmes…
F. G. Les femmes interrogées n’ontpas été au contact du « droit de cuissage ». Elles en parlaient comme une pratique révolue, que la génération post-68 a rendue impossible. Mais la question semblait fréquente avant cette date. Dès que des ouvrières obtenaient un poste mieux placé dans la hiérarchie, elles étaient soupçonnées de l’avoir obtenu en couchant avec la direction. De même, parler de « crise de nerfs » sert à naturaliser un comportement lié à la dureté des conditions de travail. On a tendance à parler de crise de nerfs chez les femmes, alors qu’on parlerait de colère collective chez les hommes. Et les ouvrières se servaient de la « crise de nerfs » comme échappatoire à la dureté de la machine, puis comme d’une arme pour rendre visible la souffrance. Cela permettait parfois de déclencher des débrayages et des grèves.
Enfin, une socialisation féminine a une influence sur la manière de faire grève. L’occupation de l’usine se pose différemment ­ les maris et les enfants y sont invités. Les grèves de femmes sont souvent plus populaires que celles des hommes. On les considère toujours comme exceptionnelles, donc plus légitimes. Cette représentation crée en retour une solidarité particulière.
HD. Les femmes interrogées, y compris les syndicalistes, semblent rejeter le féminisme…
F. G. Les ouvrières rencontrées ne se disent pas féministes, car elles veulent être considérées comme « des travailleurs comme les autres ». Elles refusent même de participer aux commissions féminines mises en place par leurs directions syndicales. Et pourtant, dans les ateliers de femmes, on discute des accouchements prématurés, des crises de nerfs, des problèmes de couple, de la violence conjugale, de la contraception, de la double journée de travail, on revendique un congé « enfant malade », une journée pour la rentrée… Il y a un continuum entre les revendications féminines et le féminisme. Au niveau national, le développement des combats féministes, dans les années 1970, exerce une pression sur les appareils syndicaux. Tout en refusant de se dire féministe, la CFDT va prendre le train en marche et se poser des questions sur les femmes au travail, les mentalités, sur la représentation des femmes dans les syndicats à la fin des années 1970. Pour la CGT, la question se pose plus tard et de manière plus conflictuelle.
Si l’organisation s’ouvre de plus en plus à ces questions dans le courant des années 1970, l’élan est interrompu au tournant des années 1980. Par la suite, les deux organisations connaissent une « décennie silencieuse » sur la question des femmes salariées, avant un regain d’intérêt autour de 1995. Dans le même temps, le féminisme est de plus en plus accepté par les militant(e)s.
« En découdre. Comment les ouvrières ont révolutionné le travail Et la société »
DE FANNY GALLOT, ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE, 2015, 280 PAGES, 19,50 EUROS.
Alors que, depuis la fin des années 1990, le monde ouvrier revient sur le devant de la scène avec des luttes de plus en plus dures, le rôle des femmes a été passé sous silence. À la différence des hommes, elles ont souvent effectué toute leur carrière dans la même usine et subissent de plein fouet les restructurations ou liquidations. Ayant commencé à travailler après 1968, elles n’ont plus grand-chose de commun avec leurs mères : elles ne sont ni fatalistes ni résignées. Grâce à leurs combats, de nouvelles lois ont révolutionné le travail et, plus largement, la société. Refusant de tout déléguer aux hommes, elles ont changé le fonctionnement des syndicats, amené aussi à prendre en compte la contraception, l’avortement ou le partage des tâches familiales. Fanny Gallot s’est appuyée, entre autres, sur les témoignages des femmes engagées dans cette lente et profonde révolution.
Elsa Sabado
Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre
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