Pourquoi H&M enrôle les stars de la mode

Depuis 2004, le géant suédois collabore avec de grands créateurs de l’univers du luxe : Un maxi-coup de pub pour un budget réduit. Enquête.

Ce matin de février 2010, la responsable du H & M de Toulouse avait du mal à contenir la foule entassée derrière le rideau de fer du magasin. «Ne poussez pas ! Il y a des enfants ! Non, vous attendez !» Il faut dire que les clientes bouillaient d’impatience : on leur promettait de trouver en rayon des ­vêtements et des accessoires griffés Sonia Rykiel à moins de 60 euros. Le rideau n’était pas encore ouvert à hauteur de poitrine qu’une marée humaine se déversait dans le magasin en hurlant. Très vite, la scène prit des ­allures d’émeute, et les portants furent dévalisés comme au meilleur des soldes. En quelques ­minutes, il ne restait plus rien !

Des vêtements griffés à un prix grand public ? Le concept développé par H & M fait mouche. Il porte même un nom : «masstige», contraction de «massmarket» et de «prestige», ou comment rendre le luxe accessible au plus grand nombre. Depuis le milieu des années 2000, plus d’une dizaine de créateurs ont collaboré avec ce géant de la mode grand public, qui affiche un bénéfice net en hausse de 6,6%, à 1,9 milliard d’euros, en 2012. A chaque fois, les vêtements s’arrachaient en quelques jours, voire en quelques heures. Bien sûr, les chiffres de ventes sont classés secret-défense. Qu’importe : c’est avant tout un investissement publicitaire. «Ces collections ponctuelles ne représentent que 1 à 2% des ventes annuelles. En revanche, les retombées médiatiques sont énormes, grâce au buzz. Pour avoir le même impact avec une campagne de communication classique, il faudrait qu’H & M investisse dix fois plus», ­explique Donald Potard, créateur du ­cabinet de conseil Agent de luxe et ­ancien dirigeant du groupe Jean Paul Gaultier. «Pour être compétitif dans les prix, H & M doit trouver des astuces pour restreindre au maximum son budget marketing», souligne Jonas Hoffmann, qui enseigne le marketing du luxe à ­Skema Business School. Bingo !

La première collaboration masstige date de 2004. A l’époque, le service marketing installé au siège, à Stockholm, a une lumineuse idée : «Nous voulions faire quelque chose de surprenant pour notre campagne d’été et avons pensé à collaborer avec un designer connu. Cela avait déjà été fait auparavant, mais nous voulions vraiment offrir des pièces de créateur à un prix H & M. Karl Lagerfeld a été le premier nom mentionné et, pour notre grand plaisir, il a dit oui immédiatement», raconte Margareta Van Den Bosch, conseillère de la création d’H & M. Annoncée à grand renfort d’articles dans la presse féminine, sa ligne de jaquettes pailletées à 99 euros est partie en un clin d’œil. Le couturier vantera même ce «snobisme à l’envers, donnant à l’accessible ses lettres de noblesse». «C’était un petit séisme parce qu’H & M était une marque populaire, low-cost, alors que l’univers de Karl Lagerfeld, c’était Chanel», se souvient Jonas Hoffmann.

Pourtant, l’idée n’était pas nouvelle : dès 1992, La Redoute proposait des pièces emblématiques de grands couturiers. Le smoking signé Yves Saint Laurent à 2 100 francs en VPC, contre 15 000 dans ses boutiques de prêt-à-porter, avait par exemple défrayé la chronique en 1996. Et, plus récemment, le catalogue présentait des séries limitées signées Vanessa Bruno, Azzaro ou Courrèges. Et d’autres géants de la grande distribution ont pris depuis longtemps l’habitude d’inviter des créateurs dans leurs rayons, comme Monoprix avec Hussein Chalayan et Alexis Mabille cet hiver, ou Carrefour avec les minicollections Tex by Max Azria. Mais le géant suédois – présent dans une cinquantaine de pays dans le monde – a popularisé le concept et lui a donné une ampleur jamais vue.

Depuis, de grands noms se sont succédé, comme Stella McCartney (2005), Roberto Cavalli (2007), Jimmy Choo (2009), Sonia Rykiel (2009-2010), ­Alber Elbaz (2010) ou encore Donatella Versace (2011). Le 14 novembre dernier, c’était au tour d’Isabel Marant de présenter sa première «collection capsule» pour H & M. Si la marque low-cost réussit à attirer de si grands noms de la mode, c’est que, de leur côté aussi, les créateurs bénéficient d’une campagne de publicité à grande échelle. «Ils ­gagnent un coup de projecteur sous les yeux des consommateurs du monde entier, car les collections d’H & M sont les mêmes dans tous les pays», explique Michel Phan, professeur associé de marketing du luxe à l’EM Lyon. «Outre le renforcement de leur notoriété, ils montrent aussi qu’ils sont «bankables» pour de prochaines collaborations si la collection s’arrache et crée de grosses retombées médiatiques», ajoute Donald Potard. Tout en encaissant au passage un confortable chèque, dont le montant est gardé jalousement secret.

Désormais, le processus est bien rodé. «La collection est dessinée par le créateur, et nous nous chargeons de la production et du marketing», explique Margareta Van Den Bosch. Au final, les habits des minicollections sont les mêmes que ceux des lignes classiques, la touche ­design en plus. «Le créateur donne ses dessins – les plus simples possibles – et ses instructions en termes de fluidité de tissu. A charge pour les équipes de Stock­holm de trouver la formule adéquate pour entrer dans les contraintes de budget de la marque», explique Denis Darpy, professeur de marketing-vente à l’université Paris-Dauphine et directeur du master management du luxe Europe-Asie. Durant tout le processus, le créateur est associé aux décisions, ­notamment sur la communication. «Les contrats sont béton, car le styliste doit veiller à ne surtout pas dégrader son image», explique Martine Leherpeur, consultante spécialisée dans la mode.

Ensuite, H & M utilise son savoir-faire de distributeur de masse. Les pièces sont fabriquées chez des sous-traitants choisis parmi les 700 fournisseurs de la marque dans le monde. Les modèles de la ligne Isabel Marant pour H & M ont ainsi été produits en Turquie, en Chine, en Italie et au Portugal. Résultat : des prix supérieurs de 20 à 30% seulement à ceux des autres vêtements de la marque. Les marges, elles, sont ­similaires. Et le géant suédois reprend les codes du luxe. D’abord, en organisant la rareté. Les ­séries sont produites en nombre limité. Les chiffres sont ­secrets, mais, selon plusieurs sources, certaines pièces phares, comme la veste à paillettes noires de la collection Karl Lagerfeld, auraient été distribuées à moins de 500 exemplaires en France. Plus généralement, la production approcherait les 1 000 pièces par modèle pour le marché hexagonal. «Contre 3 000 à 5 000 pièces par produit non griffé», souligne Martine Leherpeur. Et les collections masstige ne sont distribuées que dans les plus gros magasins de la chaîne : en 2011, la ligne Versace pour H & M n’était par exemple disponible que dans 300 magasins à travers le monde, sur un total de 2 776 boutiques.

Les campagnes de communication sont elles aussi dignes de la haute couture. «Aujourd’hui, les marques grand public ont les moyens de recourir aux mêmes mannequins ou photographes que les marques de luxe», explique Olivier ­Abtan, directeur associé pour le commerce de détail au Boston Consulting Group (BCG). En 2012, le spot télé pour la collection capsule Marni pour H & M était ainsi réalisé par Sofia Coppola, à Marrakech. Quant aux défilés de mode, ils n’ont rien à envier à ceux des grandes maisons de couture : pour le lancement de la ligne Sonia Rykiel en 2009, le groupe a loué le Grand Palais, à Paris, et invité plus de 2 500 personnes pour un défilé de chars féeriques dans une ambiance de fête foraine. Selon des spécialistes, le budget de cette fête démesurée aurait atteint les 2 millions d’euros. Mais a rapporté beaucoup en retombées ­médiatiques. Et peut-être aussi un peu en vente de pulls griffés.

> Les créateurs font aussi vendre des lave-linge

But, Optic 2000, Coca, Sephora : Karl Lagerfeld multiplie les collaborations avec des marques grand public, sans doute avec l’objectif de rentabiliser sa notoriété. Véritable star, il a même sa propre poupée figurine (photo ci-dessous). Mais il n’est pas le seul à vendre ainsi son image. La créatrice Lolita Lempicka a prêté son nom à une Nissan Micra, Chantal Thomass à un lave-linge Vedette et à des pieds de lit pour Treca, et Christian Lacroix a dessiné une boîte de protège-slips pour Nana, une bouteille de 1664 et l’étiquette de Suze. C’est d’ailleurs le dernier snobisme en date : faire appel à de grands noms du luxe pour redécorer des bouteilles, d’alcool ou d’eau. La bouteille d’Evian a été coloriée par Paul Smith et ­Issey Miyake, Bulgari a habillé San Pellegrino pour les fêtes en 2011. Et Jean Paul Gaultier est le dernier styliste à avoir dessiné sa bouteille de Coca. Sauf qu’à 45 euros les trois bouteilles, ce n’est plus du luxe ­abordable, mais du quotidien hors de prix.

Publié par Léonor Lumineau dans le Capital hors série de décembre 2013 

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