En 1997, une poignée de doux rêveurs imaginèrent de bâtir un château comme au Moyen Age. Guédelon reçoit aujourd’hui 300 000 visiteurs par an.
Non, ce n’est pas une hallucination… Niché au milieu d’une forêt de l’Yonne, entre les petits villages de Saint-Sauveur-en-Puisaye et de Saint-Amand-en-Puisaye, un château fort est en pleine construction. Autour du logis, les imposantes tours sont chapeautées d’échafaudages en bois, les remparts sortent peu à peu de terre et une cage à écureuil – une grue médiévale – occupe un coin de la cour… Il y a dix-huit ans, de sympathiques illuminés se sont lancé le défi de bâtir ici un château fort en utilisant exclusivement les techniques moyenâgeuses : de l’extraction des pierres à la taille des charpentes, en passant par la maçonnerie ou le transport en chariot des matériaux, jusqu’aux habits médiévaux des «œuvriers ». Avançant au rythme du Moyen Age, le château de Guédelon est toujours en travaux.
C’est au château voisin de Saint-Fargeau qu’est née cette folle aventure. Un château que Michel Guyot, passionné de vieilles pierres, a acheté en 1979 et qu’il restaure et entretient depuis avec toute son énergie. «En 1995, deux scientifiques –le spécialiste des fortifications Nicolas Faucherre et le castellologue Christian Corvisier– vinrent y faire une étude archéologique. Ils découvrirent sous ce château en briques rouges de style XVe siècle les vestiges engloutis d’un château plus ancien du XIIIe», raconte le châtelain. «On s’est dit qu’il serait passionnant de reconstruire le château originel. » L’idée ne le quittera plus.
Passer du rêve à la réalité, ce fut la tâche de Maryline Martin, la directrice du chantier, dont Michel Guyot fit la connaissance lors d’un dîner entre copains. Cette dynamique brune dirigeait alors une entreprise de réinsertion par le travail, après avoir quitté une carrière de cadre supérieur chez Pierimport pour revenir sur ses terres d’origine. Maryline ne connaissait rien au patrimoine médiéval, mais le projet cinglé de Michel Guyot la séduisit illico. «Il y avait un côté “cap ou pas cap”, entre provocation et aventure humaine. Ça m’a plu : j’étais revenue dans une région où les gens savent faire plein de choses mais où il n’y avait plus de travail et un manque d’engagement des politiques à leur égard», se souvient-elle, les yeux pétillants.
Forte de son expérience de chef d’entreprise, Maryline Martin commença par rédiger les statuts de l’association, convainquit les administrations et partit à la recherche d’aides publiques et privées pour trouver les 4 millions de francs nécessaires au lancement du projet (achat du terrain, aménagement des bâtiments d’accueil des visiteurs, recrutement d’artisans, etc.). «Tout a été très vite. On ne s’est pas posé de questions, on n’a pas fait d’étude de marché, on a foncé et puis ça l’a fait», explique-telle. Après avoir écumé les châteaux du XIIIe siècle et lu tous les livres et études qu’ils dégotèrent sur le Moyen Age, les deux comparses finirent par trouver le terrain idéal – une clairière en pleine forêt de Guédelon – regorgeant de matières premières (pierre, bois et eau) pour la construction. Car l’idée était de faire «comme pour de vrai», en se mettant dans la peau et les contraintes des ouvriers de l’époque. «Guédelon, c’est avant tout construire pour comprendre. Le but n’est pas de faire un parc d’attractions», martèle Maryline Martin.
Dès les prémices du projet, un comité scientifique fut associé à chaque étape. C’est par exemple Jacques Moulin, architecte en chef des Monuments historiques, qui dessina les plans du futur château fort. Gestes et outils devant se rapprocher le plus possible de la réalité du Moyen Age, «toutes les réalisations sont donc précédées de recherches fouillées dans des archives ou dans des châteaux du même style en France, à partir de photos, croquis, relevés, iconographies, enluminures, vitraux, etc.», détaille Florian Renucci, maître d’œuvre du chantier et autre pionnier de l’aventure.
© Florian Renucci/Guédelon
Une rigueur dont l’équipe de Guédelon ne se départ pas. Quitte à avoir des sueurs froides lorsque la documentation manque. «Un des premiers défis fut de trouver la technique pour extraire manuellement les pierres de la carrière, située derrière la zone de construction. Avec une sacrée épée de Damoclès, l’ouverture au public annoncée pour mai. Mais, sans pierres, nous n’aurions rien à montrer ! Et pas question de faire appel à des machines. Au final, nous avons tout essayé, eu des insomnies, mais au bout de trois ou quatre mois, nous avons trouvé », se souvient Florian Renucci.
Lorsque le chantier ouvrit au public en mai 1998, les premiers murs sortaient à peine de terre. En plus des fondateurs, le chantier employait alors une trentaine d’œuvriers, artisans surtout, mais aussi personnel administratif et d’accueil. Mais à Guedelon, chacun, du tailleur de pierre au charpentier, en passant par le maçon ou le bûcheron, a une double casquette : «Nous passons près de 50% de notre temps à expliquer ce que nous faisons au public. Guédelon a aussi une visée pédagogique», explique Clément Guérard, tailleur de pierre de 43 ans embauché cette même année.
Car, dès le début, l’idée des fondateurs était de financer le chantier par l’ouverture payante aux visiteurs. «Je suis contre le système de subventions et les associations usines à gaz qui s’effondrent quand il n’y a plus d’argent public, explique Michel Guyot. Le but était de mettre en place une structure pérenne autofinancée pour ce chantier appelé à durer une trentaine d’années.» Le châtelain avait déjà de l’expérience en la matière : il avait réussi à financer la rénovation de son château de Saint-Fargeau en l’ouvrant au public. Pari gagné ici aussi : dès 2000, 114 000 personnes visitaient Guédelon et le seuil d’autofinancement était dépassé. Depuis, l’attrait grandit à mesure que l’imposante demeure prend forme. Ce sont désormais environ 300 000 curieux qui visitent le chantier durant les huit mois d’ouverture. Ce lieu unique au monde est ainsi devenu le deuxième site payant le plus visité de Bourgogne, après les hospices de Beaune. En 2014, le chiffre d’affaires de Guédelon, devenu une société par actions simplifiées (SAS) en 2006, a atteint 4,1 millions d’euros, principalement grâce aux entrées (12 euros par adulte, 10 euros par enfant), mais aussi grâce à la boutique et au restaurant ouverts sur le site. L’entreprise emploie 70 salariés, dont 40 en CDI, plus des saisonniers.
Grâce à sa rigueur scientifique, ce chantier expérimental est aussi devenu un formidable laboratoire à ciel ouvert pour la recherche universitaire. Le site reçoit ainsi de nombreux archéologues et étudiants. «C’est une mise en application de nos études sur le bâti médiéval. D’habitude, je déconstruis mentalement le bâtiment que j’étudie. Mais là, c’est le processus inverse avec une construction sous nos yeux qui permet d’apprendre beaucoup», détaille Anne Baud, archéologue professeur à Lyon 2 et pionnière du comité scientifique.
Les fenêtres et les corbeaux des cheminées sont en calcaire : plus économique et plus facile à tailler que le grès ferrugineux d’aspect rougeâtre extrait par les carriers derrière le château fort.
Les quatre charpentiers taillent et installent les charpentes, les portes et les échafaudages, sécurisés aux normes actuelles. Plus les cintres qui permettent la construction des voûtes.
© Clément Guérard/Guédelon
Bûcherons, charpentiers, maçons, tailleurs de pierre… Plus d’une dizaine de corps de métier travaillent sur le chantier. Les forgerons fabriquent ou réparent les outils des tailleurs de pierre et réalisent tous les éléments métalliques du château.
Des connaissances qui trouvent aussi une résonance au XXIe siècle. Guédelon est ainsi agréé centre de formation pour certaines techniques anciennes. «Aujourd’hui, certains savoir-faire ne sont plus enseignés, car les produits du bâtiment sont industriels. Pourtant, il y en a encore besoin pour restaurer des bâtiments historiques. Sans parler de l’énorme chantier de la rénovation des maisons en pierre qui s’ouvre pour les futurs maçons, depuis qu’on s’est rendu compte que rénover avec du ciment provoquait de graves problèmes d’humidité. Guédelon est le seul endroit où on les maîtrise et qui peut donc les transmettre », explique Florian Renucci. Pas mal pour un projet de fous, non ?
Léonor Lumineau