Amer centenaire pour les musées bosniens (Slate, juin 2014)

Vendredi 28 juin, Sarajevo commémorait en grande pompe l’assassinat de Ferdinand et le début de la Grande Guerre. Sarajevo? Pas exactement. Si «Sarajevo cœur de l’Europe», qui réunit des pays de l’Union européenne, a reçu un million d’euros pour cet évènement, les institutions culturelles bosniennes, qui s’étaient vu promettre la même somme, n’en ont pas vu la couleur. Et ce n’était pas faute d’en avoir besoin.

«En janvier 2014, le gouvernement français a promis de nous donner un million d’euros par le biais de la Commission européenne, pour organiser le centenaire. A la veille des commémorations, nous n’avons toujours rien reçu», désespère Strajo Krsmanovic, directeur de la Galerie nationale d’art de Bosnie-Herzégovine.

Alors que la fondation «Sarajevo, cœur de l’Europe» a reçu un million d’euros pour organiser une course cycliste, une pièce de théâtre et un film français, pas une trace de celui destiné aux initiatives culturelles locales. A l’ambassade de France, qui avait porté le message, silence radio.

Pourtant, les institutions culturelles nationales du pays en auraient bien besoin, de ce million. Depuis novembre 2012, le gouvernement bosnien leur a coupé les vivres. Le musée national, écrin de la mythique Haggadah de Sarajevo, a tout simplement fermé ses portes. Le musée historique continue de produire des expositions au coup par coup, en fonction des subventions qu’elle obtient des ambassades étrangères. La galerie nationale d’art de Bosnie-Herzégovine loue ses salles à des ONG pour tenter d’entretenir ses collections. Ajoutons à la liste des victimes de ces coupes nettes la Bibliothèque nationale universitaire, où sont entreposés les ouvrages de la Vijecnica, incendiée durant le siège de Sarajevo en 1992, le musée de littérature et d’art théâtral, ou encore la Cinémathèque.

A l’origine du problème, une omission dans les accords de Dayton. En 1995, les Etats-Unis et l’Europe imposent ce traité pour mettre fin à la guerre entre les serbes, les croates et les bosniaques. L’annexe n°4 de ce texte fait, depuis, office de constitution, et structure la Bosnie.

S’enchevêtrent le niveau national, le niveau de la Republika Srpska (république serbe de Bosnie) et la fédération de Bosnie-Herzégovine, et celui des cantons (seulement pour la fédération de Bosnie Herzégovine, car la Republika Srpska est centralisée). Or, ces accords ne créent pas de ministère de la Culture –la discipline est rattachée au ministre des «Affaires civiles»– et surtout, ils ne précisent pas qui, de l’Etat national, des républiques ou des cantons, doit financer ces institutions culturelles nationales.

«Depuis 1995, nous vivotions grâce aux subventions du ministère des Affaires civiles. En 2010, des élections générales ont eu lieu. Les élus des trois communautés reconnues par Dayton (serbes, bosniaques et croates) n’ont pas réussi à s’entendre sur la formation d’un gouvernement. Le blocage politique a duré un an», raconte Strajo Krsmanovic. Puis, en 2011, un accord est trouvé, accordant le ministère des Affaires civiles à Sredoje Novic, un dirigeant de la Republika Serbska. Le directeur de la Galerie nationale d’art poursuit:

«Comme ce nationaliste serbe ne reconnaît pas de légitimité à la Bosnie, aider des musées célébrant la culture nationale bosnienne est le cadet de ses soucis.»

«A partir de ce moment, nous avons même cessé de recevoir un salaire. En août 2012, nous avons dû fermer le musée au public», renchérit Dragana Brkic, conservatrice de la galerie nationale d’art.

Peu à peu, le beau musée, restauré après les bombardements de 1992 par des fonds suisses, sombre. Dragana Brkic:

«Sur les 20 salariés, 8 sont partis pour de meilleures opportunités ou pour la retraite, et restent sans remplaçants. L’atelier de restauration ne fonctionne plus que grâce aux dons du gouvernement japonais. Le système électrique, les lecteurs de dvd, tombent en panne. Notre seule source de financement vient de la location de salles à des ONG qui y font leur propres expositions.»

Strajo Krsmanovic:

«Mais surtout, nous n’avons plus d’argent pour faire des acquisitions d’œuvres. Et quand un musée, pendant trois, quatre ans, cesse de se renouveler, il disparaît simplement de la scène artistique.»

Au musée historique, malgré le manque d’argent, on inaugurait jeudi 26 juin une exposition portant immanquablement sur la Première Guerre mondiale. «Ce soir-là, il a fortement plu, et nous avions peur que des fuites gâchent la fête», raconte Elma, une diplômée d’histoire de l’art qui travaille bénévolement pour le musée en attendant de trouver un emploi.

Le «bijou d’architecture moderne» tombe en ruines. Avant la guerre, 40 salariés s’occupaient des collections retraçant l’histoire de la Yougoslavie. Aujourd’hui, il n’y a plus que 16 salariés qui ne sont plus payés depuis des mois. Et qui mettent toute leur énergie à trouver des fonds pour continuer: à l’entrée de l’exposition, on ne peut rater le panneau qui indique que le financement de cette exposition provient du British Council, l’alliance culturelle britannique. Elma:

«Au début nous avions cessé les restaurations. Puis nous avons repris, nous restaurons au fur et à mesure que nous recevons des dons, pièce par pièce. Pour la collection sur laquelle, nous travaillons en ce moment, “les héros nationaux yougoslaves”, le matériel pour une seule pièce s’élève à 400 KM! (soit 200 euros). Nous avons réussi à réparer la moitié de la collection, et attendons de nouveaux dons pour finir.»

Comme si cette désolation ne suffisait pas, le coup de grâce a frappé fin mai. Le gouvernement bosnien, soumis à la pression des institutions internationales comme l’ICOM (organisation internationale des musées),  avait promis de débloquer 500.000 euros afin de remédier à la situation d’ici la fin de l’année. «Mais aux dernières nouvelles, le ministre des affaires civiles a annoncé que finalement cet argent irait aider les victimes des inondations», déplore Strajo. «Un million, ou 500.000 euros, cela nous aurait dépanné… mais le problème est ailleurs: il faut absolument que nous ayons un budget régulier», explique le directeur du musée.

La Bosnie, engluée dans ses problèmes institutionnels et financiers, semble loin de pouvoir répondre aux demandes des responsables des institutions culturelles. Faut-il pour autant laisser la mémoire et la culture que le pays recèle partir à la dérive? L’Union européenne, à l’origine des accords de Dayton, et qui dénie le droit à la Bosnie d’entrer dans l’Union,  précisément à cause de ce traité, n’est-elle pas elle aussi responsable du maintien de cette richesse culturelle? Si l’Union européenne trouve son origine historique à Sarajevo, comme l’aiment à  souligner bien des intellectuels, à l’occasion des commémorations en cours, peut-être faudrait-il qu’elle en prenne soin…

Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre

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