Ils sont aux commandes de leur entreprise (Le Parisien Economie,17/11/2014)

Plus de 3000 “handipreneurs” sont accompagnés chaque année par l’Agefiph dans la création ou la reprise d’entreprise. Le défi n’est pas simple, il est relevé par bon nombre d’entre eux : plus de 73 % des structures créées sont encore en activité après trois ans.

« Heureusement qu’il y a des personnes handicapées qui se bougent pour changer le regard du handicap en France ». En septembre, Philipe Croizon, amputé des quatre membres, athlète, et désormais chef d’entreprise, défendait sur Twitter l’image des entrepreneurs handicapés. Comme lui, environ 3 000 travailleurs handicapés créent ou reprennent une entreprise, avec l’aide de l’Association de gestion du fond pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées.

 « Certains le font parce qu’ils ne parviennent pas à trouver un emploi et se disent qu’ils vont le créer eux-mêmes, d’autres étaient déjà chef d’entreprise avant que ne survienne leur handicap, d’autres encore sont des entrepreneurs dans l’âme », soulignent Sabrina Mary, coordinatrice générale de l’Union nationale des travailleurs indépendants handicapés (UPTIH).

Pierre-Louis Jominy a ainsi cherché en vain un emploi salarié avant de lancer, en 2012, son entreprise Zenavie, qui propose ses prestations de praticien bien-être, en entreprise. Ancien cuisinier, il s’est formé aux différentes techniques de massage après avoir quasiment perdu la vue suite à un glaucome. Grâce à quelques clients fidèles, comme PSA à Poissy ou Sanofi à Gentilly, il en retire aujourd’hui un petit revenu et une grande fierté. « On a envie d’être comme tout le monde, de montrer que même en ayant un handicap, on peut y arriver », explique-t-il, en racontant les difficultés rencontrées pour aller chercher des informations sur internet et le coût supplémentaire nécessaire au financement de ses déplacements en taxi, quand il doit transporter tout son matériel. « Créer son activité, c’est aussi une prise de pouvoir », relate Claire Merlin. Cette ancienne de France Telecom, devenue sourde à 40 ans vient de fonder RECIT’H pour proposer ses solutions d’accompagnement autour du handicap et de l’emploi, après une reprise d’études.

« Des problèmes, chaque entreprise en a son lot. Mais pour ces créateurs là, ils peuvent être amplifiés, par exemple du fait de préjugés qui n’ont pas lieu d’être dans le calcul des risques par les banques ou les assurances », souligne Aurore Voetzel, de la Jeune Chambre Economique (JCE) de Lyon, auteur d’une enquête sur l’entreprenariat des personnes en situation de handicap. « On vous mets tout de suite une étiquette travailleur handicapé. Moi j’ai choisi un métier adapté et je travaille à mon rythme. J’ai des problèmes de dos, mais tout le monde en a », explique Nicolas Pasquier, fondateur de la Savonnerie des Collines, aux Epesses, en Vendée (85). Cet ancien de la grande distribution a dû se reconvertir suite à un grave accident du travail. Avec 5 % de croissance de chiffre d’affaires chaque année et une clientèle allant des particuliers à la grande distribution en passant par les sites touristiques et notamment le Puy du Fou, le développement de sa savonnerie ne semble pourtant pas pâtir de son handicap.

Pour d’autres, le défi de la création est plus dur à relever. « Quelqu’un qui a des problèmes d’élocution ne sera pas forcément pris au sérieux au téléphone, une personne qui souffre de déficience visuelle aura souvent besoin de faire appel à quelqu’un d’extérieur pour tout ce qui est graphisme ou logo. Ce peut être synonyme de surcoût », illustre Sabrina Mary.

La solution selon Didier Roche, cofondateur des spas et restaurants Dans le Noir et directeur général du groupe Ethik Investment : « savoir bien s’entourer ». Lui qui fourmille d’idées et de projets a su faire de sa cécité une force. « Je mémorise très vite et j’arrive à avoir rapidement une vision globale des choses », explique-t-il. D’ailleurs, il en est convaincu, le handicap et l’entreprenariat n’ont rien d’antagonique. « La diversité peut être source de valeur. Le plus souvent, l’innovation naît de la marge et pas de la norme ».

Reste que beaucoup pourrait être fait pour faciliter l’entreprenariat des personnes handicapées. A l’issue de son enquête la JCE de Lyon préconisait entre autre la mise en place d’un fonds de garantie et une simplification du système d’aides dédiées au handicap. « Mais le soutien à la création doit être fonction du projet pas de la situation de son porteur,  estime Aurore Voetzel. Ce sont d’abord des entrepreneurs ».

L’avis de l’expert : « Il faut faire évoluer la perception du handicap », Adnane Maalaoui. Professeur associé à l’ESG Management School

Quelles sont les difficultés rencontrées par les personnes porteuses d’un handicap qui souhaitent entreprendre ?

 Aux barrières classiques liées à la création d’entreprise s’ajoutent des problématiques liées à leur handicap. Une banque va par exemple demander à une personne souffrant de cécité comment elle pourrait gérer une entreprise sans voir. C’est un problème de confiance  parce que les personnes porteuses de handicap sont perçues à tort comme moins compétentes.

Comment faciliter l’entrepreneuriat des personnes en situations de handicap ?

Il y a  beaucoup à faire. La notion d’accompagnement n’est pas la même quand on s’adresse aux personnes porteuses de handicap. Il y a des questions d’accessibilité. On pourrait imaginer un incubateur dédié aux « handipreneurs » et créer un statut d’aidant à la création d’entreprise ou améliorer les financements qui se limitent pour l’instant à 6000 € par projet. Mais, tant que l’on n’aura pas fait évoluer les mentalités et la perception du handicap, on n’avancera pas.

En quoi est-ce important de faciliter cet « handipreneuriat » ?

Pour les personnes porteuses de handicap elles-mêmes, créer une entreprise, c’est s’autodéterminer, créer de la valeur. C’est synonyme d’intégration sociale. Plus largement, ces personnes ont souvent une plus grande capacité à détecter les opportunités d’affaires, car elles ont une lecture différente de leur environnement. Cela peut être porteur d’innovations. Les handipreneurs ont vraiment quelque-chose à apporter à la société sur le plan économique et social.

Valoriser le recours aux entrepreneurs handicapé

Depuis 1987, la loi prévoit une obligation d’emploi de personnes handicapées. Toute entreprise de 20 salariés et plus doit compter parmi ses effectifs au moins 6 % de travailleurs handicapés.

Faute d’atteindre cet objectif, l’entreprise, qui doit en justifier chaque année, verse une contribution financière à l’Agefiph, l’association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées. La somme à payer est fonction de la taille de l’entreprise et démarre à 400 fois le SMIC horaire, soit environ 3 800 euros, par travailleur handicapé non employé. L’entreprise peut aussi recourir à des sous-traitants du secteur protégé et adapté, les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) par exemple.

En revanche, rien ne valorise le recours à des entreprises prestataires fondées par des personnes en situation de handicap. C’est l’une des revendications de l’Union professionnelle des travailleurs Indépendants handicapés qui souhaiterait que le système récompense aussi les entreprises qui, par exemple, sollicite un expert-comptable handicapé ou fait travailler un sous-traitant fondé par un entrepreneur handicapé. Une façon selon l’association d’aider ces entrepreneurs  à se constituer une clientèle.

« Il faut arrêter de se faire peur, tout est possible »

Philippe Croizon, PDG de Philippe Croizon Consulting à Ingrandes-sur-Vienne (Poitou-Charentes, 86)

Traverser la Manche à la nage en 2010, puis relier les cinq continents, Philippe Croizon, amputé des quatre membres suite à une électrocution en 1994, est un homme de défis. C’est donc comme pour relever un challenge qu’il s’est lancé dans la création de son entreprise, Philippe Croizon Consulting, en 2012.

« Après les cinq continents, j’ai reçu énormément de sollicitations pour des conférences, des interventions. Il fallait créer une structure pour pouvoir y répondre », explique le quadragénaire.

Et c’est sa avec sa méthode habituelle qu’il a procédé. « Je n’y connaissais rien alors j’ai appelé au secours, s’amuse-t-il. Comme pour traverser la Manche, j’ai réuni autour de moi une équipe de winners ». Il sollicite ainsi une chargée de communication et un cabinet d’audit avant d’opter pour le statut SARL. Basée à Ingrandes-sur-Vienne, sa petite entreprise emploie aujourd’hui deux salariés et lui permet de vivre de ses activités de conférencier. A raison de 8 à 9 interventions mensuelles, qui l’amènent du Qatar à la Grèce en passant par les quatre coins de la France, Philippe Croizon a appris à peaufiner son discours. « J’adore communiquer, échanger, je me suis découvert un talent d’orateur », confirme-t-il.

Une casquette de plus qu’il n’aurait pas imaginé endosser. «  A l’origine je ne suis qu’un ouvrier du bâtiment et j’en suis fier, je ne me voyais pas du tout en chef d’entreprise », rappelle cet éternel optimiste. Après avoir vécu de son allocation adulte handicapé, il se satisfait aujourd’hui de pouvoir vivre du fruit de son travail et contribuer à l’économie. Mais pour lui, l’objectif est sans doute ailleurs. « Il faut arrêter de se faire peur. Si on a un cerveau et l’envie de réussir, il faut y aller, oser, répète-t-il. C’est aussi à nous, handicapés, de montrer qu’on est capable de faire des choses extraordinaires ».

« Je n’ai plus à me justifier de mon handicap»

Béatrice Desmas, Directrice du centre ICF Atlantique Formation, à Trignac (Loire-Atlantique, 44)

« En redevenant chef d’entreprise, j’ai en quelques sortes bouclé la boucle », résume Béatrice Desmas. Après avoir passé 22 ans à exercer le métier de coiffeuse, dont 17 ans comme patronne, cette Nazairienne a dû « faire le deuil » de sa profession suite à la survenue de troubles musculo-squelettique. Déclarée inapte, elle enchaîne ensuite les petits boulots, devient assistante funéraire puis veilleuse de nuit. Souhaitant se reconvertir dans le social, elle reprend des études et devient conseillère en insertion professionnelle. C’est au hasard d’une rencontre avec le fondateur du centre de formation ICF Atlantique, qui vient  d’être créé près de Saint-Nazaire, qu’elle redevient chef d’entreprise, en rachetant le centre en janvier 2012.

Un défi mais aussi un soulagement. « Quand on est salarié et qu’on a besoin, comme moi, d’un suivi médical important, c’est assez humiliant de devoir toujours demander des heures ou des aménagements », regrette la jeune quinquagénaire qui savoure aujourd’hui l’autonomie dont elle dispose dans la gestion de son emploi du temps.

Mais les choses n’ont pas été faciles. Pour racheter le centre, elle a dû investir 150 000 euros, puis 400 000 euros à l’occasion d’un changement de locaux. « Ma banquière qui me connaissait bien m’a suivi car le projet était solide. Mais les assurances bancaires ont été plus frileuse et une partie de mes emprunts n’est pas assurée en cas de problème liés à mon handicap », déplore-t-elle. Elle ne regrette pourtant pas d’avoir tenté l’aventure. « Devenir chef d’entreprise, cela suppose de toute manière, une certaine part d’inconscience », s’amuse-t-elle. Et le jeu en vaut la chandelle. Aujourd’hui ce sont 75 jeunes qui bénéficient d’une seconde chance de formation dans son centre, avec l’appui de 4 formateurs salariés dont «  bien sûr », un travailleur handicapé.

« Je suis très fière de travailler à mon compte »

Rashel Réguigne, créatrice de Studioxine  à Bordeaux (Gironde, 33)

« Entre une vie de reclus et une vie avec des sensations mais une part de risque, il n’y a pas photo ». Fondatrice de l’agence de communication Studioxine, à Bordeaux, Rashel Réguigne, tient beaucoup à sa caquette d’entrepreneure.

Ayant quitté l’école très tôt, travaillé 7 ans dans l’informatique, puis repris des études, elle a dû rester alitée pendant trois ans, suite au déclenchement d’une maladie osseuse à la fin des années 1990. Aujourd’hui, elle ne peut toujours pas rester debout plus de quelques minutes et se déplace à l’aide d’une canne. Un accessoire qu’elle parvient pourtant très vite à faire oublier dans son quotidien de chef d’entreprise.

Créer son agence n’avait pour elle rien d’une évidence. « Je manquais de confiance en moi. Mais on m’a proposé d’en monter une pour moi et de me salarier. Je me suis dit que j’en étais capable seule», explique la dynamique patronne. C’est ainsi qu’en 2011, elle se lance comme auto-entrepreneure. « Je n’ai pas su que je pouvais bénéficier d’aides au titre de mon handicap », déplore-t-elle.

Cela ne l’a pas empêché de mener son projet à bien. Trois ans après, elle se dégage environ 37 000 € de revenus annuels, dont une partie comme salariée d’un de ses clients, et envisage de quitter le statut d’auto-entrepreneur.

Son credo pour réussir, le travail en réseau, avec des spécialistes du référencement ou de l’illustration. En utilisant Skype pour certains de ses rendez-vous, elle a réussi à surmonter son handicap et vend même ses compétences à l’étranger. « J’ai un client à Dallas et une autre à New-York », sourit-t-elle.

 

« Utiliser l’humour pour lever le sentiment de maladresse face au handicap »

Jérome Adam, Cofondateur de JCPMY, à Paris (75015)

 Entreprendre, Jérôme Adam l’avait déjà en tête lors de ses études à Sciences-po et à l’Essec. Et de fait, il a créé Visual Friendly, une société travaillant sur l’accessibilité du web, dès sa sortie d’école, en 2000, à 23 ans, puis l’agence Easylife Conseil en 2005, qui a notamment imaginé un système de guidage vocal dans le métro.  « Je pense que le handicap peut être source d’innovations utiles à tous », explique ce serial entrepreneur, aveugle depuis l’âge de 15 ans.

Son dernier né est JCPMY, une société de production audiovisuelle, créée avec Guillaume Buffet, spécialiste du marketing digital, fin 2010, pour développer un programme vidéos humoristiques sur le thème du handicap. Cofinancé par des partenaires, comme BNP Paribas, la Société Générale ou Cap Gemini, la série « J’en crois pas mes yeux » est diffusée sur internet auprès du grand public et vendue aux entreprises qui les utilisent notamment pour des formations. La cinquième saison en cours de diffusion aborde la question de la diversité au sens large.

Jérôme Adam savoure ce succès comme une petite revanche. « On a mis mes deux premières entreprises, qui visait le grand public, dans la case « handicap »  et cette fois que je m’y suis mis volontairement, je suis en train d’en sortir », s’amuse-t-il.  Chez lui, qui, à 37 ans, a déjà su convaincre des capitaux-risqueurs, mené une équipe de 15 personnes et faire de sa troisième société une entreprise florissante réalisant plusieurs centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires, c’est en tout cas l’esprit d’entreprendre qui en premier s’exprime.

« C’est mon parcours qui me définit, pas le fait d’être en fauteuil »

Hervé Macke, directeur de Magelan, à Saint-Maixent-l’Ecole (Deux-Sèvres, 79)

C’est en cherchant à poursuivre sa passion qu’Hervé Macke s’est fait inventeur puis entrepreneur. Fan de sports et de nature depuis toujours, il est devenu paraplégique à 17 ans suite à un accident lors d’une compétition sportive en 1994. Après une longue remise en question, ce fils de garagiste, refuse de voir ses loisirs limités par les capacités de son fauteuil. Il  développe donc un « module tout chemin », à fixer sur le fauteuil, lui permettant de passer en mode « trois roues ».

En 2002, son projet est lauréat du concours national d’aide à la création d’entreprises de technologies innovantes. Il sera primé au concours Lépine l’année suivante. « C’était un moment absolument merveilleux », confie-t-il. Pour commercialiser le produit, il crée l’entreprise Magelan en 2004. Installée dans les anciens locaux du garage familial, la société emploie aujourd’hui 8 personnes et réalise 550 000 € de chiffre d’affaire grâce à une gamme d’accessoires et fauteuils sur mesure.

Il faut dire que les clients viennent des quatre coins de la France pour s’offrir les conseils de ce spécialiste, à l’approche bien spécifique. « Un fauteuil, cela se configure selon les usages et cela ne doit pas faire perdre son identité à la personne, ni la rendre moins jolie », explique-t-il. Bien sûr, son expérience facilite la compréhension des besoins de ses clients, mais il l’assure : « je n’aurais pas été un chef d’entreprise différent sans fauteuil. Ce qui me définit, c’est mon parcours ». Et sans doute, une vraie âme d’innovateur.

« Me lancer seul était un coup de poker que je ne regrette pas »

Alexis Ridray, fondateur du cabinet Ridray, à Paris (75006)

« Avoir mon cabinet, c’était aller au bout du processus d’intégration », explique Alexis Ridray, avocat à son compte à Paris, depuis 2011. C’est un parcours classique, couronné par un master de droit privé à la Sorbonne et une embauche dans le prestigieux cabinet international Clifford Chance en 2009, qu’il l’a amené à revêtir la robe. Mais fonder son cabinet restait un véritable « coup de poker » pour ce myopathe souffrant d’un lourd handicap moteur. « J’avais envie d’être un peu plus libre. Mais j’ai quitté mon entreprise en bons termes », raconte le presque trentenaire. Premier défi, trouver un local. Des contraintes de budget et d’accessibilité, l’amènent à sous-louer un bureau dans le sixième arrondissement de la capitale pour recevoir ses clients, mais il travaille essentiellement de chez lui. « Je fais sans cesse de petites adaptations », explique –t-il. Parler fort lui étant difficile, il recourt ainsi parfois à des confrères pour plaider ses affaires. Un surcoût néanmoins synonyme de gains d’efficacité. Des difficultés rencontrées pour cumuler aides à la vie quotidienne et compensation du handicap dans sa vie professionnelle le conduisent à se spécialiser dans le droit des personnes handicapées, bien qu’il soit d’abord un expert du droit commercial. « Je me suis rendu compte qu’il y avait une réelle demande, pour laquelle je m’estime compétent », précise-t-il. Son credo, faire respecter les personnes handicapées, par le droit. Aujourd’hui son activité est son unique source de revenu. « Je vivote encore, mais je ne regrette pas », confie-t-il.

Marion Perrier 

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