Le Refuge déménage, la mission d’urgence de la Mie de pain s’effrite (Le 13 du mois, juillet 2013)

mie de pain

En octobre prochain, le Refuge de la Mie de Pain, le plus grand centre d’hébergement d’urgence de France, installe ses matelas dans un immeuble tout neuf, juste en face de l’ancien dortoir, 18 rue Charles Fourrier. L’accueil des sans-abri y sera d’une qualité bien meilleure, axé en priorité sur l’insertion. Mais le transfert s’accompagne de la suppression d’une centaine de places. Ce cap mis sur l’insertion, qui s’inscrit dans une politique nationale, fait des étincelles chez les SDF comme chez les bénévoles.

« Le déménagement du Refuge ? C’est une révolution ! », se félicite Christophe Piedra, directeur de la structure phare de la Mie de Pain, l’association historique d’aide aux sans-logis. Fini, l’austère dortoir où l’on s’entasse à huit par box, où les matelas en plastique sont imprégnés d’une odeur à laquelle personne ne s’habitue. Finis, les escaliers pour accéder aux lits, au premier étage, impossibles à grimper pour les handicapés. Finie l’obligation de quitter les lieux à huit heures le matin en emportant ses bagages, que l’on doit traîner toute la journée, avant de regagner le Refuge à 17 heures. En octobre, les hébergés de la Mie de Pain devraient prendre leurs quartiers dans un bâtiment immaculé. Dans ce qu’ils pourront désormais appeler « leur chambre ». Les sept étages du nouveau Refuge offriront aux sans-abri des studios individuels ou pour deux, qu’ils pourront occuper toute l’année, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « L’enjeu, c’est vraiment de leur offrir des conditions d’accueil dignes. Dans un box de huit, il est impossible de se reconstruire, alors que des chambres permettent d’avoir une intimité, de revenir à la « normalité » », affirme Christophe Piedra, directeur du Refuge.

Montée en gamme

C’est un grand bond en avant sur le chemin vers l’insertion : « Nous allons passer de trois à onze travailleurs sociaux ! Ce qui veut dire qu’au lieu de suivre 70 dossiers, nous pourrons nous concentrer sur vingt hébergés chacun ! », se réjouit Gaëlle Morvan, assistante sociale. Le directeur poursuit : « Nous allons proposer des ateliers collectifs sur l’accès au logement, à l’emploi ou à la santé, en plus des entretiens individuels ». Pas question pourtant de sauter sans filet : « Nous avons travaillé sur la signalétique afin que les hébergés ne perdent pas les repères qu’ils ont réussi à prendre. Une visite guidée aura lieu avant que les messieurs ne s’y installent. La mobilisation sera totale, du côté des salariés et des bénévoles, pour leur réapprendre à s’approprier un espace », explique Christophe Piedra. L’assistante sociale renchérit : « Les messieurs devront ranger leur chambre. Nous allons passer des « contrats de séjour » avec chaque hébergé, autour de leur projet individuel. » Plus d’intimité, plus d’attention…, le bilan est jusque-là globalement positif.

Courriers de mauvais augure

 Le hic apparaît lorsqu’on plonge dans les chiffres. Jusqu’en 2012, le Refuge accueille 426 personnes, du 1er octobre au 31 mars. Alors, commence la « décrue » : les hébergés quittent le centre par grappes. Seuls 180 sans-abri peuvent rester toute l’année. Le Refuge nouvelle formule offrira l’hospitalité à 300 personnes. « 200 places seront réservées à l’insertion. Sur les 100 places restantes, consacrées à l’urgence, 28 seront réservées aux « grands cassés de la vie », et 72 seront mises à disposition du 115 », détaille Christophe Piedra. Les forts en maths auront compris : 126 places disparaissent. Ou, autre interprétation, 326 places d’urgence sont supprimées, et 200 places en réinsertion sont créées. « Nous allons faire notre maximum pour que le nouveau centre soit rempli, à son démarrage avec les hébergés de l’ancien centre », assure Christophe Piedra. Mais certains sans-abri de la Mie de Pain ont d’ores et déjà reçu des courriers les sommant de débarrasser le plancher. « Les premières sorties d’hébergés devait quitter le Refuge le 17 juin. Mais le nouveau centre échauffe les esprits… Nous avons réussi à négocier avec l’État pour que tout le monde puisse rester jusqu’au 15 juillet, et nous essayons de trouver des relogements pour tous d’ici là. Nous suivons cela avec attention », s’inquiète Christophe Piedra.

 Concurrence… ou solidarité ?

 En effet, il y a de l’électricité dans l’air au 18, rue Charles Fourrier. Ce jeudi soir, après le repas dans le réfectoire, deux hommes d’une quarantaine d’années échangent avec anxiété sur le seuil du Refuge, la clope au bec et une enveloppe à la main. Achim est de ceux qui ont reçu la rude missive. « Ils m’ont proposé un relogement dans un centre à Neuilly-sur-Marne, mais j’ai refusé, parce que je veux rester à Paris pour trouver du travail… Alors le 24 juin, j’irai dormir dans la rue », soupire Achim, amer. Derrière eux, Brahim, Égyptien propret de 47 ans, se présente : « Je suis parti d’Egypte à cause de Moubarak, et je ne peux pas revenir à cause des frères musulmans ». Puis enchaîne : « Ici, franchement, c’est le bordel. Moi, je suis arrivé en France depuis six ans et demi, je suis calme, j’ai des papiers et je ne touche pas à l’alcool. Et je dois partir. Alors que d’autres qui se battent, qui boivent et qui ne travaillent pas se voient proposer des solutions de relogement… » La délicate situation fait parfois naître des sentiments peu charitables chez les hébergés eux-mêmes. D’autres ont tenté une réaction collective : « Lorsque les premiers courriers sont arrivés, l’un des concernés a rédigé une pétition, et organisé des réunions au réfectoire. Mais il a vite été relogé ailleurs », relate Samantha, une bénévole.

L’urgence abandonnée

Les hébergés ne sont pas les seuls à regarder le déménagement d’un mauvais œil. Certains bénévoles voient ce virage à 180° vers l’insertion comme une rupture avec l’identité de l’association, qui a toujours fait de la mise à l’abri une priorité. « Quand je suis arrivée à la Mie de pain, il y a six ans, tu pouvais donner l’adresse à n’importe quel sans-abri, et il était sûr d’avoir un toit pour dormir. Cela servait à dépanner. Au début, j’étais favorable au projet, je trouvais que faire une plus grande place à l’insertion était une bonne idée. J’ai commencé à émettre des réserves lorsque j’ai saisi que le côté urgence serait totalement oublié. Je trouve cela dommage, car beaucoup d’associations s’occupent déjà de cet aspect-là, alors que celles qui font de la mise à l’abri sont de moins en moins nombreuses », explique Samantha, bénévole depuis six ans.

Sans-papiers, donc SDF

Alors pourquoi ce déménagement ? Christophe Piedra aborde la question de fond : « La misère a changé de visage, et il a fallu que la Mie de Pain s’y adapte. Dans les années 1980, l’association accueillait surtout des “ grands exclus ”, avec des problématiques d’alcool, de désocialisation. Mais depuis quelques années, la misère s’est internationalisée. 54 % des sans-abri hébergés sont sans-papiers, et la plupart n’ont pas de problèmes sociaux par ailleurs ». Samantha abonde : « Quand je suis arrivée, il y a six ans, il y avait surtout des marginaux. Aujourd’hui, la majorité des hébergés ne sont pas identifiables si vous les croisez dans la rue. Il est vrai que l’arrivée de ces nouveaux venus a écarté les clochards, car ils se voyaient reprocher leur odeur et leurs addictions. ».

Ecrémage

 Le déménagement du Refuge s’inscrit également dans une mue globale des politiques d’hébergement d’urgences. En 2010, Benoît Apparu, secrétaire d’État au logement, affirme vouloir faire de l’hébergement d’urgence un service public. Pour cela, il met en place le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO), qui centralise les demandes de logement et distribue les demandeurs sur les différents centres. « Pour être rattachés au SIAO, l’État nous donne de l’argent, explique Samantha. Mais en échange, nous devons répondre à un cahier des charges, qui met l’accent sur l’insertion ». Malgré cette rationalisation étatique, côté place, c’est toujours la pénurie. Ainsi, en 2012, sur les 416 653 appels reçus par le Samu social, à Paris, 50 000 demandes ont été non pourvues. Un chiffre en augmentation par rapport à 2011 où, sur 370 523 appels, 42 177 demandes sont restées non pourvues. Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du mouvement Droit au logement, analyse : « Les travailleurs sociaux sont plus nombreux, mais comme il n’y a toujours pas assez de logements, ils en sont réduits à faire un écrémage entre les SDF “insérables”, et les autres».

Mélancolie du bénévole

Dernière facette de la métamorphose de l’hébergement d’urgence : « La standardisation de l’accueil fait perdre aux associations leur côté militant, qu’il soit religieux ou charitable. », déplore le porte-parole du DAL. La professionnalisation de l’activité fait naître chez les bénévoles un sentiment de mise à l’écart. Martine Michel, responsable du repas du jeudi à la Mie de Pain, raconte, nostalgique : « Avant, ici, tout le monde se connaissait. Depuis deux ans, le nombre de salariés de la Mie de Pain a explosé. Nous avons dû demander aux salariés de mettre des badges pour que l’on puisse les différencier des hébergés. Ce déménagement est sûrement nécessaire, mais moi, j’ai l’impression que la Mie de Pain perd son âme… »

Publié par Elsa Sabado  dans P Le 13 du mois le 13/07/2013

Crédit Photo: Mathieu Génon 

Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre

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