Les victimes de l’arme nucléaire française demande réparation (l’Humanité, 30/09/2013)

Ouvriers d’État de l’arsenal de Brest, ils sont environ 150 à avoir travaillé, sans protection, sur les missiles nucléaires des sous-marins de la base navale de l’île Longue. Exposés, sans le savoir, aux rayons ionisants, ils exigent aujourd’hui que la vérité soit faite et que justice leur soit rendue. 

« En guise de sécurité, on avait juste un casque de chantier », se souvient avec amertume un ancien travailleur de l’arsenal de Brest. Comme environ 150 ouvriers du service pyrotechnie, chargés, sur la base navale de l’île Longue, de la mise en place, du chargement et du déchargement des missiles nucléaires sur les sous-marins, il a travaillé pendant de nombreuses années au plus près des charges nucléaires, sans aucune protection.

De 1972 à 1996, le discours officiel est en effet clair : « Les ogives ne rayonnent pas plus que le sol granitique breton. » Mais, en 1996, un ingénieur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui aurait laissé traîner son dosimètre dans un atelier, découvre que les nouvelles têtes nucléaires, les TN 75, font réagir l’appareil. Autrement dit, les missiles « crachent ». Et si, à partir de 1997, les ouvriers de la pyrotechnie sont dotés de dosimètres individuels, on leur assure que les doses reçues auparavant sont négligeables.

Mais après les décès précoces de plusieurs anciens collègues, les premiers travailleurs de la bombe se sentent aujourd’hui trahis et veulent faire reconnaître leur statut de victimes. « On a déjà recensé cinq leucémies, une cataracte et trois cancers radio-induits », souligne Francis Talec, ancien délégué du CHSCT de l’arsenal et président de l’antenne brestoise de l’Association Henri-Pézerat, qui regroupe ces irradiés en colère. Car si, dès 2004, dans un premier dossier concernant un ancien mécanicien décédé, à cinquante ans, d’une leucémie myéloïde, le ministère de la Défense a reconnu sa faute inexcusable, plusieurs d’entre eux peinent à faire reconnaître leur pathologie comme maladie professionnelle. Et pour cause, le tableau n° 6 du Code de la Sécurité sociale ne reconnaît aujourd’hui que trois cancers radio-induits. « Il n’a pas évolué depuis 1984 ! » s’indigne Francis Talec.

Ainsi Louis Suignard, victime d’un cancer de la prostate, se bat-il depuis 2009 pour obtenir une indemnisation. Chargé de convoyer les différentes parties de la bombe jusqu’aux ateliers d’assemblage, il se souvient notamment d’un trajet passé « assis sur un conteneur plein de matière active ». « L’argumentation du ministère de la Défense est de dire qu’il n’a pas reçu suffisamment de doses pour établir un lien de causalité avec la maladie, explique maître Cécile Labrunie, son avocate. Mais cela se fonde sur une estimation que l’on peut difficilement considérer comme fiable ! » En effet, faute de calculs préalables et de suivi individuel avant 1996, c’est une estimation des doses reçues jusqu’alors qui est, cette année-là, communiquée à chaque pyrotechnicien. Des chiffres basés sur des calculs effectués a posteriori par le CEA. Pourtant, dès les années 1960, « l’étude de poste avec la caractérisation de la source et de l’environnement de travail est au cœur du principe de la radioprotection », précise Alain Rannou, adjoint à la directrice de la protection de l’homme à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). « On connaissait le risque et la réglementation a été bafouée », résume la sociologue Annie Thébaud-Mony. Au ministère de la Défense, on affirme cependant qu’aucun salarié n’a été exposé à des doses supérieures à la norme. Pour les anciens de la pyrotechnie, rien n’est moins sûr. « On a passé des heures autour des missiles parce qu’on faisait confiance aux supérieurs », regrette Jean-Luc Caouren, atteint d’un lymphome. Aujourd’hui, tous sont inquiets. « Quand vous voyez plusieurs collègues, plus jeunes que vous, qui partent en trois mois, ça vous met un coup, glisse André Nédélec. J’ai fait deux pneumonies cette année, et, à chaque fois, je me dis, ça y est, c’est le nucléaire qui arrive. » Mécaniciens, appareilleurs, contrôleurs, tous savent qu’ils ont été exposés aux rayons ionisants et en craignent aujourd’hui les conséquences. D’autant que beaucoup ont aussi travaillé au contact de l’amiante, un autre cancérogène. C’est pourquoi l’association se bat aussi pour ceux qui sont encore en bonne santé. Dix-neuf dossiers pour reconnaissance d’un préjudice d’anxiété sont en cours de constitution.

Mais, au-delà des indemnisations, les irradiés de Brest demandent surtout que la vérité soit faite sur les risques auxquels les travailleurs de la bombe ont été exposés. « Nous avons essayé de savoir si d’autres travailleurs avaient pu, eux aussi, être exposés, à d’autres endroits. Mais il est très difficile d’obtenir des informations notamment sur les différents lieux où étaient conçues les têtes nucléaires », regrette Yvon Velly, secrétaire général du syndicat CGT de l’arsenal de Brest. Et même sur les caractéristiques exactes de l’exposition à laquelle ont été soumis, avant 1996, ceux de la pyrotechnie de l’île Longue, le flou persiste. Les résultats de l’enquête réalisée, fin 1996, par le contre-amiral Geeraert pour le ministère de la Défense, sont toujours confidentiels. « Son rapport contient de nombreuses informations classifiées sur notre système d’armes actuel », précise-t-on au ministère. Une incertitude qui, pour l’association des irradiés de Brest, rend d’autant plus indispensable la mise en place d’une enquête de cohorte et d’un suivi médical sur l’ensemble du personnel, civil et militaire ayant travaillé au contact du nucléaire, dans les activités de construction et de maintenance des missiles. « Cela permettrait d’obtenir un bilan précis des maladies radio-induites mais aussi de mieux connaître les effets à long terme d’une exposition régulière à de faibles doses », souligne Francis Talec. Dans l’attente d’une réponse du ministre de la Défense sur ce sujet, les irradiés de Brest poursuivent leur combat sur le terrain juridique, avec, pour beaucoup, une certitude : « Il y avait au sein de l’État des gens qui savaient, et qui n’ont rien dit. »

Des documents tenus secrets. Dès l’été 1979, la CGT s’était interrogée sur les risques liés à la proximité des missiles pour les salariés de l’arsenal de Brest. Dans le journal l’Ouvrier de l’arsenal, elle posait la question suivante : « N’y a-t-il pas un gros danger pour l’organisme d’un travailleur d’accumuler pendant des années et régulièrement des rayons ionisants ? » Mais, même en 1996, après la découverte des rayonnements sur les TN 75, 
le CHSCT n’aura pas accès aux résultats 
de l’enquête réalisée par le ministère 
de la Défense, qui sont toujours classifiés.

Repères.

En 1972, le Redoutable, premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins, entre en service à l’île Longue. Jusqu’en 1996, des ouvriers civils travaillent au contact des missiles sans protection.

La réglementation en vigueur depuis les années 1960 impose que les travailleurs exposés aux rayonnements soient munis 
de dosimètres et que les postes 
de travail fassent l’objet 
d’une étude d’exposition avant leur mise en service.

Les témoignages font 
état d’une dizaine de décès entre cinquante et soixante ans parmi 
les anciens de l’île Longue.

En 2004, la Défense reconnaît 
sa faute inexcusable dans le dossier d’un ancien technicien décédé 
à cinquante ans.

Marion Perrier 

suivez-nous