Sexisme dans les pixels: les gameuses se rebiffent (Axelle, sept 2016)

Personnages féminins à la poitrine surdimensionnée, blagues misogynes sur les forums, harcèlement en ligne… Dans l’univers des jeux vidéo, le sexisme est solidement accroché aux pixels. En France et en Belgique, des “gameuses” – des joueuses – sont entrées en résistance.

 

“Montre tes seins􏰀!”, “T’as une voix sexy”, “Retourne dans ta cuisine me faire un sandwich􏰀!” Voilà des remarques que Pauline, Barbara et Angela reçoivent régulièrement derrière leur écran. Leur seul tort􏰀: être des femmes fans de jeux vidéo.

Contrairement aux idées reçues, les hommes sont loin d’être les seuls à jouer devant leur ordinateur ou leur télévision. Selon une étude du Pew Research Center publiée en décembre 2015, aux États-Unis, 48 % des joueurs sont des femmes. En France, selon le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, elles sont 44 %. Cependant, les pratiques ne sont pas les mêmes. D’après une recherche publiée en 2014 par le Centre national du cinéma, les hommes représentent les trois quarts des joueurs dans les jeux de football, de tir, de voitures et de combat. Les joueuses sont surreprésentées dans les jeux sans véritable héros ni scénario􏰀: jeux musicaux et familiaux, jeux des réseaux sociaux et jeux de cartes. Une chose est sûre􏰀: l’univers des amateurs de jeux vidéo n’est pas un club exclusivement masculin.

DU PAIN ET DES JEUX… POUR LES HOMMES

Les joueuses féminines sont loin d’être intégrées dans la communauté des geeks, ces fans d’informatique à la pointe des nouvelles technologies. Barbara, gameuse depuis ses dix ans, le constate en ligne. “J’entends régulièrement des remarques du style􏰀: les filles nous piquent notre hobby”, rapporte cette trentenaire, gérante d’une société d’informatique à Bruxelles. Difficile donc de faire évoluer les mentalités. Surtout quand elles sont entretenues par l’industrie du jeu, où une devise semble régner􏰀: par les hommes, pour les hommes. “Dans The Witcher, vous pouvez coucher avec les personnages féminins et, à chaque fois, vous obtenez une carte collector, remarque Pauline, 22 ans, étudiante belge. Et dans ce jeu, impossible de choisir d’être un personnage féminin, ou de coucher avec des hommes􏰀!” De la conception des jeux jusqu’à leur consommation, le sexisme semble s’inviter à tous les niveaux. Pour autant, est-il vraiment plus présent qu’ailleurs􏰀? “Y’a pas photo, c’est pire que dans le monde réel”, assure Clothilde, 47 ans, gameuse française, féministe convaincue. Un avis que tempère Gwendoline, 24 ans, dite Biaise, également française. “Ce que je vois dans les jeux vidéo, je le retrouve à l’école, à la fac ou au travail. Après, dans les jeux, la distance et l’anonymat permettent à certains d’oser dire ce qu’ils ne diraient pas en vrai. Et les joueurs peuvent se galvaniser entre eux.”

HARCÈLEMENT ET INSULTES

De l’autre côté de l’Atlantique, plusieurs affaires ont secoué la communauté geek. Comme le GamerGate en 2014, où une développeuse s’est retrouvée sous le feu des critiques après que son petit ami l’a accusée publiquement de l’avoir trompé avec un journaliste de la presse spécialisée. Le point de départ d’une gigantesque campagne de harcèlement en ligne de la jeune femme et des journalistes accusés de collusion. La même année, l’universitaire américano-canadienne spécialiste de la représentation des femmes dans les jeux vidéo, Anita Sarkeesian􏰀1, a été menacée de mort et de viol par des utilisateurs des réseaux sociaux. Elle avait posté une vidéo pour dénoncer les clichés contre les femmes dans les jeux vidéo.

Dans la communauté francophone, le tournant a été marqué en 2013. Cette année-là, la gameuse et militante féministe Mar_Lard a jeté un pavé dans la mare en postant sur son post un billet-fleuve baptisé “Sexisme chez les geeks􏰀: pourquoi notre communauté est malade et comment y remédier”. Un coup de gueule très commenté et médiatisé, qui a déclenché un torrent d’insultes envers l’auteure. Et un vrai déclic chez nombre de joueuses, comme Pauline. “Je pensais que ce que je vivais était isolé. Je me suis rendu compte que cela concernait tout le monde.”

LES JOUEUSES RIPOSTENT

Certaines ont alors décidé de réagir. D’abord, sur le net. Des vidéos, des articles, des blogs sur le thème du sexisme dans les jeux vidéo se sont multipliés. “En France, on a fait des projets en commun avec plusieurs gameuses féministes, comme créer des hashtags sur Twitter au sujet du sexisme, écrire des articles ensemble, défendre des personnes harcelées en ligne, etc.”, liste Gwendoline. La jeune femme s’est lancée dans la traduction française du Geek Feminism Wiki sur la plateforme Wikia. Avec d’autres gameuses, dont Mar_Lard, elle a aussi donné des conférences.

Des hommes sont également montés au créneau, comme celui qui se fait appeler Cerberus, un ingénieur de 31 ans. Sur son blog Nioutaik, il a écrit un post pour pointer du doigt le sexisme latent dans les jeux vidéo. Mais contrairement à Mar_Lard, les commentaires n’ont pas été aussi nombreux et virulents. “J’aurais été une fille, c’est clair que les réactions auraient été différentes􏰀: les filles sont considérées comme des étrangères qu’on invite dans notre monde, donc elles n’ont pas le droit de le critiquer, analyse le trentenaire. En plus, je me suis rendu compte que pas mal de joueurs pensaient la même chose que moi sans oser le dire.”

Certains activistes agissent au sein même des jeux, comme l’Américaine Angela Washko. Cette féministe réalise une performance artistique dans le jeu en ligne World of Warcraft􏰀2. Le principe􏰀? Via son avatar, elle part à la rencontre des joueurs et lance des conversations virtuelles à propos des femmes et du féminisme. “Au lieu de changer le jeu, je voulais créer des espaces de débat”, explique-t-elle. À sa surprise, “les gens s’impliquaient, jusqu’à passer parfois huit heures à discuter avec moi.” Nombreuses sont aussi les réponses du style􏰀: “Retourne dans ta cuisine”, “Le féminisme est le fait de ne pas s’épiler sa moustache de grand-mère”… Bilan􏰀? Les propos sexistes sont toujours monnaie courante… mais les débats sont plus fréquents.

DES JEUX ALTERNATIFS􏰀?

Des gameuses ont décidé de créer elles-mêmes des jeux. C’est le cas de Pauline, l’étudiante, aussi développeuse indépendante. “Je fais très attention au design des personnages, à leur histoire. Avant, c’était la guerre des clones, avec des filles en forme de sablier. Il a fallu désapprendre pour faire des personnages correspondant à la réalité. Pour traiter les personnages féminins comme les masculins, mon truc, c’est de créer le personnage homme puis de changer son nom pour en faire une femme.” Pour certaines, le jeu peut même être un outil de sensibilisation. Comme pour Andrea Gonzales et Sophie Houser, deux étudiantes féministes américaines, qui, pour mettre fin au tabou des règles, ont imaginé Tampon Run􏰀3, un jeu d’arcade – très simple à utiliser.

En parallèle, les géants de l’industrie bougent timidement. Dans sa dernière version d’Assassin’s Creed, Ubisoft fait choisir entre un personnage homme ou femme. Pour la première fois, Electronic Arts permet de faire jouer une douzaine d’équipes nationales féminines dans FIFA 16. Et Activision propose d’incarner une femme soldat dans le dernier Call of Duty. “Il y a une évolution qui vient de la base􏰀: les joueurs supportant de moins en moins les clichés sexistes et le faisant savoir, l’industrie s’adapte”, relativise Fanny Lignon, maîtresse de conférence à l’Université Lyon 1 et spécialiste des représentations du masculin et du féminin dans les images.

Comme beaucoup de gameuses féministes, cette chercheuse plaide pour l’éducation aux jeux vidéo. “Il faut faire découvrir toute leur richesse aux jeunes, et notamment les jeux indépendants, faire découvrir l’histoire des héroïnes et héros, donner aux jeunes les moyens d’analyser les jeux, d’identifier les stéréotypes de sexe, leur apprendre à les questionner, afin d’être capables ensuite d’imaginer autre chose.” En attendant, il faut “hausser la voix à chaque fois que quelqu’un balance des propos sexistes, assure le gameur Cerberus, cela créera forcément une pression sociale et un sentiment de sécurité pour les femmes dans ces communautés-là.”

Une enquête d’Hélène Bielak et de Léonor Lumineau publiée dans Axelle de septembre 2016.

 

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