Privés de « leur » procès. Au sortir de l’audience qui définissait les modalités du jugement de Total et de sa filiale Grande Paroisse pour la catastrophe de l’usine chimique AZF (pour AZote Fertilisants) de Toulouse – qui tua 31 personnes le 21 septembre 2001 – l’amertume dominait chez les victimes qui s’étaient déplacées à Paris pour l’occasion.
Le volet judiciaire de leur combat s’est ouvert en 2009. L’enjeu de ces débats : déterminer les responsabilités des entreprises Total et Grande Paroisse dans l’accident causé par le mélange de nitrate d’ammonium et de dérivés de chlore par un ouvrier sous-traitant, qui devait recycler des sacs usagés.
« Tout le monde savait dans l’entreprise qu’il y avait une frontière implicite entre le nord et le sud de l’usine, qui empêchait le mélange des deux matières. Pas l’ouvrier extérieur », explique Jean-François Grelier, président de l’Association des sinistrés du 21 septembre.
Le premier procès où siégeaient, au box des accusés, Serge Biechlin, ancien directeur de l’usine, l’entreprise Grande Paroisse, mais aussi Thierry Desmarest, PDG de Total, s’était terminé sur une relaxe. Et ce, bien que le parquet ait requis une peine de 225.000 euros d’amende pour Grande Paroisse, filière de Total, et 45.000 euros d’amende et trois ans de prison avec sursis pour le directeur de Grande Paroisse.
Le parquet a fait appel de la décision : le second procès voit finalement ces peines confirmées en 2012.
Mais Total se pourvoit en cassation, au motif qu’une des magistrates siégeant au procès n’était pas « impartiale », parce qu’elle était par ailleurs vice-présidente de l’Institut d’aide aux victimes et médiation. Alors même qu’elle avait demandé au président de la cour à être récusée, ce que celui-ci avait refusé.
Un nouveau procès aura donc lieu en 2017.
C’est là que se pose un nouveau problème : seules les Cours de cassation de Paris et de Marseille sont habilitées à juger des affaires relatives aux accidents collectifs. Or, le procès d’AZF concerne 3000 plaignants et 2500 parties civiles qui vivent à Toulouse et ne peuvent prendre quatre mois de leur temps pour assister au procès à Paris.
Jean-François Grelier avait pourtant trouvé une solution à ce problème : « Il existe un article dans la loi, sur les « audiences foraines », qui permet de déplacer les juges, plutôt que les parties. Nous demandons donc au Garde des Sceaux d’intervenir auprès de la Cour de cassation pour que les juges se déplacent à Toulouse. »
Les magistrats de la Cour d’appel en ont pourtant décidé autrement le 27 septembre au matin : le procès aura lieu à Paris, à partir du 24 janvier, mais sera retransmis en direct sur les écrans des salles de réunion à Toulouse. Même l’option de l’interactivité du procès a été écartée.
« Nous ne voulons pas de « fan-zone » », s’était pourtant ému Jean-François Grelier, qui continue de demander l’audience foraine. Il évoque le procès en parlant d’un « fiasco », il affirme avoir « l’impression que ce sont les puissances financières qui décident ».
Dans un email à Equal Times, un porte-parole de Total indique simplement : « La décision de tenir le nouveau procès en appel à Paris est celle de la Cour de cassation, la plus haute autorité judiciaire française. (…) L’organisation du futur procès est du ressort de la justice. »
Quinze ans après, le combat continue en ordre dispersé
« Rapatrier le procès à Toulouse ». Tous, autour du rond-point du 21 septembre, avaient les mêmes mots à la bouche. Pour la quinzième fois, ils se sont réunis pour rendre hommage aux 31 morts et aux 2500 victimes, dont ils font tous partie, lors d’une minute de silence.
Avant l’instant solennel, Brigitte distribue des bises de groupe en groupe. L’intérimaire était venue ce matin du 21 septembre 2001 remplacer Arlette, la secrétaire, qui devait partir en voyage touristique.
Alors qu’elles papotaient, Brigitte voit un arc blanc, une fumée jaune, puis plus rien : projetée contre une armoire, elle perd conscience. Lorsqu’elle se réveille, elle est sous les gravats, sa côte est cassée et elle saigne. Elle appelle Arlette : silence. Elle ne lui répondra plus jamais.
Quinze ans après la catastrophe, dont deux et demi de psychothérapie, elle ne supporte toujours pas de passer à côté du lieu. AZF lui a pris son ouïe, sa carrière, son couple. Aujourd’hui, elle est reconnue invalide à 50 % par la Maison départementale des personnes handicapées. Pas assez pour percevoir une aide.
« Je suis toute seule, et mes allocations de chômage prennent fin en février », s’angoisse-t-elle. Pourtant, cette ancienne salariée de Podium, le journal de Claude François, en a gardé le côté pile électrique, battant, plein d’énergie. « Je ne sais pas de quoi sera fait demain… Mais ma dignité, personne ne l’aura. Je me bats tous les jours pour retrouver ma place », assure-t-elle la tête haute.
Miguel et Maria, un couple d’octogénaires espagnols, sont aussi sur le pied de guerre. Ils habitaient à 700 mètres à vol d’oiseau de l’usine et faisaient leur marché à la Faourette quand ils ont entendu l’explosion, avant d’être couverts d’une pluie marronnasse. De retour à leur appartement, ils découvrent le néant.
Ils ont d’abord dormi au camping, puis, de peur des pillages, sont revenus dans leur logement, obstruant les trous des fenêtres avec du contreplaqué. « Il a fallu attendre deux ans avant qu’ils refassent la maison », explique Maria.
Le père, la fille, puis la mère ont fait, à la suite de la catastrophe, une dépression. Tous doivent porter des appareils auditifs. Anne-Marie, dont l’accident a dévié la mâchoire, est suivie pour des acouphènes terribles, à tel point qu’elle a dû faire plusieurs passages à l’hôpital psychiatrique.
Patricia, elle aussi, souffre d’hyperacousie : sa voiture a explosé alors qu’elle était arrêtée à un feu de signalisation, le 21 septembre 2001. Elle et ses deux enfants, dont le plus jeune a aujourd’hui 19 ans, sont appareillés.
Car AZF a ôté l’ouïe à des centaines de Toulousains. C’est ce qui a donné un nouveau souffle à l’Association des sinistrés du 21 septembre : en 2013, la nouvelle assurance de Total refusait de rembourser le remplacement des prothèses auditives des victimes.
Pauline Miranda, l’une des premières à s’en rendre compte, prend les choses en main et se rapproche de Jean-François Grelier, président du « Collectif des sans-fenêtres » puis des sinistrés du 21 septembre, un vétéran de la lutte anti-Total.
Elle a réussi à faire payer à Total les prothèses auditives, leur entretien, et leur remplacement, pour 86 victimes aujourd’hui. Ils forment les rangs neufs de ceux qui se battent pour pouvoir assister au procès contre Total, à Toulouse donc.
À leurs côtés, autour du rond-point, l’association « Plus jamais ça, ni ici ni ailleurs », dont le porte-parole, Yves Gilbert, bien qu’il n’ait pas été directement touché par l’explosion de l’usine, explique : « On ne se dit plus que « ça peut arriver ». C’est arrivé, et ça a changé nos vies, notre manière de la voir. Il y a un avant et un après 21 septembre 2001 ».
Au lendemain de la catastrophe, il s’est engagé dans la lutte pour la fermeture du pôle chimique qui abritait AZF. Avec ses camarades, il a porté plainte contre Total au Tribunal administratif, puis pénal. Il a également essayé de peser sur la loi faite au lendemain de l’explosion, sur la prévention des catastrophes industrielles.
À quelques encablures de là, sur le site même où se dresse aujourd’hui un mémorial aux victimes et le pôle européen de recherche sur le cancer, un autre hommage est rendu, en présence des représentants de la mairie.
Le collectif « Mémoire et Solidarité », qui rassemble les ouvriers rescapés, voulait la réouverture du pôle chimique, contre les suppressions d’emplois. Ils ne croient pas à la thèse de l’accident industriel, et réclament « la vérité » malgré les conclusions de la justice.
À cette commémoration participe également Gérard Ratier, père d’un ouvrier décédé lui aussi. Alors qu’il croyait, dans un premier temps, à l’attentat, l’endeuillé accuse aujourd’hui Total d’avoir camouflé des preuves permettant d’expliquer la catastrophe.
Lui aussi s’insurge contre le fait que le procès ait lieu à Paris : « Un procès sans victimes, deux experts judiciaires qui sont morts, des avocats qui ne pourront rester quatre mois… C’est une pantomime. Si on n’avait pas eu affaire à une multinationale, cela aurait déjà été jugé ».
Retrouvez cet article d’Elsa Sabado sur Equal Times en cliquant là.
Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre.