Jouer à la paix en Colombie (Usbek & Rica, juillet 2017)

Le bruit des bottes et le cliquetis des fusils rompent la tranquillité du village de Pueblo Escondido. « Présentez-vous tous sur la place! », hurle le chef des paramilitaires, le visage caché sous un foulard. « Arturo, Ramiro, Luis ! Avancez-vous ». Les paysans, accusés d’avoir aidé la guérilla, sont exécutés. Victoria, adolescente à la peau mate et à la coupe afro-colombienne, voit avec horreur son grand-père se faire assassiner. Aidée en cachette par un paramilitaire, elle fuit. Le lieu, le récit, les personnages sont fictifs, mais le scénario du jeu vidéo Reconstrucción est inspiré d’histoires bien réelles. Celles des victimes et des combattants du conflit armé qui a ravagé la Colombie durant plus de 50 ans jusqu’à la signature des accords de paix fin 2016.

« Nous mettons le joueur dans la peau de ceux qui ont vécu le conflit », résume Alvaro Triana, grand jeune homme aux bras recouverts de tatouages, producteur de ce jeu téléchargeable gratuitement sur Google Play et IOS Store et coordinateur du développement du laboratoire d’innovation sociale ViveLab, à Bogota. A travers le personnage de Victoria, le joueur est confronté à des choix multiples. Selon ses décisions, le scénario prend une tournure différente. Dès les premières minutes du jeu, l’héroïne doit par exemple choisir entre deux options décisives : rejoindre les rangs de la guérilla pour venger ses proches, ou retourner au village par résistance.

Les joueurs comprennent qu’eux aussi auraient pu se retrouver à lutter dans les rangs des FARC, ou aux côtés des paramilitaires. Cela nous permet de casser les a priori sur le conflit”, explique Alvaro Triana, qui reconnaît avoir eu lui-même des préjugés sur ce qui s’est passé pendant les décennies de guerre. C’était avant sa rencontre avec Patricia Ayala, une documentariste colombienne qui lui fait lire les récits de différents acteurs du conflit.Je pensais qu’il y avait une frontière très nette entre le bien et le mal. Pour moi par exemple, les paramilitaires, c’était le mal. Mais en me plongeant dans ces histoires, j’ai compris que parfois, les paramilitaires ont protégé les paysans ”, détaille Triana, qui décide alors de mettre le jeu vidéo au service d’une vision plus réelle du conflit, pour une réconciliation durable au sein de la société. Son serious game est présenté dans les collèges de Bogota, mais s’adresse également à tous les habitants des grandes villes colombiennes, qui peuvent le télécharger gratuitement sur leur tablette, smartphone et bientôt sur leur ordinateur. Car si pour les populations rurales la guerre fait partie du quotidien, les citadins et les jeunes générations ne l’ont pas vécu directement, voire pas du tout. Ce sont d’ailleurs eux qui ont ont en majorité rejeté, en octobre dernier, l’accord de paix négocié entre le gouvernement et les FARC. Si d’autres pays ont déjà mis le jeu vidéo au service de la paix, notamment le Liban où une ONG a lancé Cedaria : Blackout, où le joueur doit trouver des solutions d’entente, sans violence pour avancer dans le jeu, en Colombie il s’agit d’une grande première.

Pour construire un scénario fictif au plus proche de la réalité, le jeu vidéo s’inspire de témoignages recueillis sur le terrain. « Pour beaucoup de colombiens, un paramilitaire et un guérillero, c’est pareil. C’est faux: ils n’emploient pas les mêmes termes, ne s’habillent pas de la même façon, ils n’utilisent pas les mêmes armes. Dans la réalité, ce sont des distinctions importantes, que nous avons pris soin de retranscrire », explique Juana Teresa Callejas, 25 ans, qui a travaillé sur la documentation à travers des rencontres avec des victimes, les récits publiés sur le site Rutas del conflicto, et les clichés du photographe colombien Jesús Abad Colorado.

Sabas Emilio Duque, 48 ans, dont sept au sein des Farcs, fait partie de ceux qui ont accepté de raconter leur histoire pour le jeu. « J’ai grandi dans une région où l’unique récit que je connaissais était celui des Farcs. L’Etat était absent. L’armée nous faisait peur. Dans ma tête, les Farcs luttaient pour le peuple, c’est pour ça que je les ai rejoint », raconte l’homme, dans un fauteuil roulant après avoir été criblé de balles. Démobilisé en 2004, Sabas travaille aujourd’hui dans un centre de réhabilitation d’un quartier pauvre de Bogota, où il tente d’établir un dialogue entre ex-protagonistes du conflit. Pour lui, ce travail de réconciliation, qu’il retrouve dans Reconstrucción, est essentiel pour construire la Colombie post-conflit : « les personnes qui ont vécu le conflit doivent raconter leur histoire. On ignore par exemple que nous sommes nombreux à avoir abandonné les Farcs de notre propre initiative. Il ne faut pas avoir peur, ou honte. Même quand je rencontre des personnes qui ont souffert à cause des Farcs, le dialogue est constructif ».

Les auteurs du jeu ont également sollicité des victimes, comme Aura Amelia Abril Castro. Pour cette mère de famille, l’horreur a commencé lorsqu’elle avait seulement 8 ans, et qu’elle voit les premiers morts, six cadavres “brûlés, nus, castrés, qu’on a déposé sur les bancs de l’école”, se souvient encore avec effroi cette victime de déplacement forcé. L’histoire de Victoria dans le jeu, c’est un peu le récit de ma vie. Comme elle, je suis retournée dans mon village natal après 30 ans d’absence. Comme elle, j’ai re-parcouru les lieux qui ont marqué mon enfance, avec des sentiments très contrastés, la peur qui ressurgit, mais aussi le bonheur de savoir que la paix est à portée de main”. Si Aura a accepté de livrer son témoignage, c’est parce que le processus de paix a été très douloureux pour celle qui accepte de pardonner ceux qui ont tué ses proches. C’était difficile au départ, mais la perspective de la paix me rendait infiniment heureuse. Quand l’accord de paix a été rejeté, c’était la douche froide, d’autant plus que ce sont les habitants des grandes villes qui ont voté pour le non, alors que dans les zones les plus affectées par la violence, tout le monde souhaite la paix”.

Si l’accord de paix a fini par être signé en novembre dernier, la société colombienne n’en reste pas moins très polarisée, alors même que les anciens guérilleros démobilisés vont être de plus en plus nombreux à rejoindre les villes en quête de travail. Beaucoup de démobilisés ne peuvent pas dire qu’ils le sont, ils ont peur, ils sont très stigmatisés. Les citadins doivent comprendre que ces personnes ont dû prendre des décisions difficiles, et que bien souvent, il s’agit aussi de victimes”, abonde Juana Teresa Callejas. Pour s’assurer que le jeu vidéo permet bien de bousculer les idées reçues sur le conflit, cette ancienne journaliste a mené une batterie d’enquêtes sur les réactions des joueurs, dont un travail sur l’évolution du champ lexical.Narcotrafic, violence, drogue : voilà essentiellement les mots associés au conflit par les individus avant de tester le jeu vidéo. C’est un champ lexical très limité, mais qui s’enrichit, et s’approche de la réalité, après avoir joué : les mêmes individus parlent alors de victimes, de démobilisés, de femmes, de familles. C’est une belle avancée”, explique-t-elle.

Mais la plus grande victoire a eu lieu lors de la soirée de lancement du jeu vidéo, le 8 mars dernier. Pour l’occasion, tous les acteurs du conflit qui ont participé à la réalisation du jeu y étaient invités, raconte Aura, qui y a discuté avec un ancien membre de l’EPL (Armée populaire de libération) et un ancien paramilitaire. L’ancien paramilitaire a raconté son histoire, son embrigadement forcé, il a pleuré. J’étais assise au milieu de mes bourreaux, et j’ai appris à pardonner”.

Un reportage de Léonor Lumineau et Margherita Nasi publié dans le magazine Usbek & Rica de juillet 2017

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