L’époustouflante épopée des Pilpa (L’Humanité Dimanche, juillet 2015)

Leurs crèmes glacées s’arrachent, et les « ex-Pilpa » présentent des résultats fulgurants. Mais si la Fabrique du Sud, relancée en avril 2014, est devenue le fleuron des entreprises reprises en coopérative, les ouvriers sociétaires sont confrontés à un double défi: tenir le coup malgré la fatigue, et maintenir l’esprit de coopérative.

Ce 22 juillet, l’orage gronde au-dessus de la zone industrielle de Carcassonne. Dans l’usine la Fabrique du Sud, ex-Pilpa, les visages sont concentrés. Le vacarme des machines emplit les immenses hangars. Des bureaux jusqu’à la chaîne de production en passant par la chambre froide, en charlotte, en cagoule ou en civil, le personnel s’active autour des pots de crème glacée. L’ambiance est laborieuse: dans cette usine, on travaille pour soi. Et que c’est le fruit précieux d’un long combat.

Tout a commencéensep-tembre 2011, lorsque R & R, une entreprise aux mains d’un fonds de pension américain, rachète le site de production de crèmes glacées de Carcassonne (Aude) à la coopérative 3A. Au mois de juillet suivant, elle annonce la fermeture du site et le licenciement de ses 124 salariés. « R & R nous avait rachetés pour éliminer leur concurrent. On fermait même si notre usine était largement profitable », se souvient Rachid Aït Ouakli, ancien secrétaire de la CGT à la retraite.

Une fois le choc passé, les Pilpa se remettent en ordre de bataille. Ils parviennent à faire annuler trois plans de licenciement devant la justice. Lorsqu’ils comprennent qu’ils n’empêcheront pas le retrait de R & R, l’idée du collectif fait son chemin dans les méninges: « Nous ne nous battions pas pour la valise de billets, mais pour maintenir la production et les emplois ici. On a décidé de monter une Scop, une société coopérative et participative », poursuit celui qui ferrailla avec la direction et les collectivités.

Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait? De la qualité…

Président et directeur de la Scop, Christophe et Maxime poursuivent son récit: « Il nous fallait un lieu. Nous avons fait pression sur la communauté d’agglomération de Carcassonne pour qu’elle achète les locaux à R & R. Nous avions aussi besoin d’un outil de production: la boîte nous a laissé des machines et une enveloppe de 815 000 euros pour investir; et d’une mise de départ pour acheter les matières premières, payer les premiers salaires et les factures », détaille Maxime. Les 19 personnes toujours prêtes à lancer la Scop au bout de deux ans de lutte apportent chacune au capital de la Fabrique du Sud 5000 euros de leurs économies, et 20000 euros de leurs droits au chômage.

En parallèle des tractations, les « Pilpa » posent les jalons de leur future entreprise. Que faire ? Les idées fusent: empanadas, canettes de vin … avant que les salariés décident de persévérer dans ce qu’ils savent faire de mieux: la glace. Mais artisanale cette fois, et de haute qualité: au lait entier, sans arôme ajouté ni colorant, avec des produits régionaux bio. Leurs clients ? Les supermarchés et la restauration collective. Ouvriers de formation, une bonne partie des Pilpa doit s’initier à de nouveaux métiers. Bernard et Stéphane partent en formation pour apprendre à élaborer des recettes.

Jean-Marie et quelques autres s’improvisent commerciaux: « Au début, je n’avais pas l’habitude de parler en public. Un consultant nous a montré comment présenter le produit. Je me suis lancé, et maintenant, j’adore! », assure le grand gaillard. Mathieu, cariste d’origine, devient chef de la logistique et travaille sur le nouveau logiciel de gestion. Quant à Maxime et Christophe, ils deviennent chefs d’entreprise. « Nous voulions faire venir quelqu’un d’extérieur pour diriger la boîte. On nous a convaincus qu’on avait les capacités … C’est dur, mais on apprend sur le tas », concède Maxime.

Faire vivre 19 familles

Le 1er avril 2014, le premier pot de La Belle Aude, la marque de la glace, jaillit des machines rutilantes. Depuis, les « scopistes » sont aspirés dans le tourbillon du succès. « Très vite, le pasteurisateur est devenu trop petit pour répondre aux commandes. Nous avons dû en acheter un plus grand. L’investissement de 70 000 euros pour agrandir la chambre froide a été discuté en AG », raconte Yannick, qui veille sur le « pasto».

Puis l’hiver arrive, et les coopérateurs de La Belle Aude voient fondre la demande. « On s’est acheté un extrudeur pour faire des bûches bi-goûts. 15 jours avant Noël, les rayons avaient été dévalisés », poursuit le directeur. Pour 2014, l’entreprise est à l’équilibre, alors que 200 000 euros de perte étaient prévus. Cette année, rebelote. « Nous avons dû passer en deux-huit, et embaucher des intérimaires pour doubler les capacités de production », reprend Maxime. Le 22 juillet, le directeur ne se fait plus de souci pour 2015. « Je pense déjà à la manière d’atteindre 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires pour faire vivre nos 19 familles en 2016 », anticipe le directeur. Serait-il devenu un chef d’entreprise comme les autres ? Pas exactement.

L’esprit coopérateur

Le fonctionnement de la Fabrique du Sud diffère de celui d’une entreprise classique. En se réunissant tous les mois avec le reste des scopistes pour définir les grandes orientations de l’entreprise, les coopérateurs vont plus loin que le minimum légal. « Christophe et moi sommes censés prendre les décisions du quotidien, et se concerter avec tout le monde pour prendre les décisions importantes. Mais c’est quoi, une décision importante ? Où doit-on mettre la limite ? » s’interroge Maxime.

À égalité dans la lutte et dans le capital de l’entreprise, le maintien de salaires différents a froissé une minorité des associés. Si la fourchette d’écart est très faible, de 1 250 à 1 900 euros, elle questionne certains ouvriers qui ont parfois renoncé à 20 % de leur salaire d’antan pour faire vivre la SCOP.

Ces déconvenues pèsent peu face à la jubilation qu’éprouvent les ex-Pilpa. « C’est énorme ce qu’on vit. On arrive à doubler le CA la deuxième année alors qu’on est des guignols! » rigole Mathieu. « Chaque matin je pense à ce qui nous arrive, et je suis heureux », renchérit Yannick.
« Le problème maintenant, c’est de tenir. On n’a pas baissé la garde depuis qu’on a commencé la lutte », lâche Christophe, les yeux cernés. « J’ai dit à ma famille: “ Donnez-moi trois ans, et après je lèverai le pied, on répartira le travail …” On a aussi créé une Scop parce que notre conception du travail, ce n’est pas d’y laisser notre vie », conclut Maxime, rêveur.

 

Les Scop en chiffres

Les salariés détiennent au moins 51 % du capital social et 65 % des droits de vote.

Le bénéfice est réparti au minimum: à 25 % sous forme de complément de salaire, intéressement ou participation, à 15 % pour les réserves de l’entreprise, et aux salariés associés sous forme de dividende, sans seuil minimum, mais pour une part inférieure à celle des salariés.

2 680 Scop et Scic en France, soit 51 000 salariés 11 % d’entre elles sont des reprises d’entreprise.

En 2014, 280 Scop ont été créées, et 150 ont disparu.

SCOP: Des vaisseaux fragiles sur une mer agitée

Fonder une coopérative, prendre les rênes de la production dans une économie de marché, qui plus est en crise, n’est pas chose aisée. Sur les quelques sociétés coopératives et participatives bâties sur les cendres d’entreprises industrielles, peu en ont réchappé. Que sont devenues les plus médiatiques d’entre elles ?

Les Atelières corsetées par le cash

Un an après la fermeture de l’usine Lejaby d’Yssingeaux, Murielle Pernin, chef d’entreprise, fonde, avec 27 couturières, Les Atelières, une Scic (société coopérative d’intérêt collectif) dont l’actionnariat est ouvert aux salariés et à des investisseurs extérieurs, et dont les bénéfices sont majoritairement affectés aux réserves de l’entreprise. En janvier 2013, Les Atelières relancent la production de lingerie.
« Nous avons choisi de nous orienter vers des petites séries. Mais aucune littérature industrielle n’existait sur une telle production. Une école d’ingénieurs nous a aidées à trouver un nouveau process de travail. Le temps de la recherche, nous avions mangé tout notre cash », explique Murielle Pernin. Les principaux clients des Atelières étaient positionnés sur le marché russe, qui a connu une crise terrible en 2014. « Nous nous sommes lancées dans une collection de création, pour janvier 2015 … Or, après les attentats de janvier dernier, les gens n’avaient pas vraiment la tête à acheter des culottes », se souvient l’entrepreneuse, qui a mis la clé sous la porte en février 2015.

Sea France au bord du naufrage ?

En janvier 2012, SeaFrance, une société exploitant les bateaux reliant Calais à Douvres, est liquidée. « Nous avons fait pression sur les candidats à la présidentielle pour pouvoir reprendre l’entreprise en coopérative. Tout le monde a payé deux parts à 50 euros. C’était très responsabilisant, c’était devenu “ nos ” bateaux », raconte Morgan, 32 ans, matelot. « À 600, on ne peut pas se réunir pour décider de tout, mais passer de Pierre Fa (ex-président du directoire, qui avait été le bras droit de Le Floch-Prigent notamment dans la compagnie pétrolière Elf et à la SNCF – ndlr) à l’élection de notre président, c’est une sacrée avancée », poursuit Morgan. D’autant qu’ils font usage de leur pouvoir: le directoire élu est révoqué en avril 2015, après s’être octroyé une augmentation sans l’avoir soumise aux associés … Mais ce n’est pas pour cette raison que la Scop tangue.

En janvier 2015, Eurotunnel est condamné par le Royaume-Uni pour concurrence déloyale. La société décide donc de se débarrasser de ses bateaux. À l’équilibre, la Scop SeaFrance fait une offre pour les lui racheter. Mais Eurotunnel préfère les céder à leur pire concurrent. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer vient de prononcer la liquidation de la SCOP. Des négociations sont en cours entre les acteurs du dossier pour sauver le maximum d’emplois. Le gouvernement envisage la création d’une nouvelle SCOP qui n’exploiterait plus qu’un navire.

Fralib infuse lentement

Parmi les entreprises sinistrées reprises en Scop, ils sont les premiers à avoir fermé, en 2010, et les derniers à relancer leur production, cet été. Et pour cause: les Fralib ont poussé le plus loin possible la négociation avec leur ancien dirigeant, le géant américain Unilever, et ont fini par arracher à la firme 2,850 millions d’euros, plus 7 millions en machines. La communauté urbaine de Marseille a préempté les locaux, qu’elle leur loue le temps qu’ils puissent leur racheter. « Il est inenvisageable pour nous que le capital soit rémunéré. 50 % des bénéfices seront alloués aux salariés sous forme d’intéressement, 35 % iront à l’investissement, et 15 % seront versés aux fonds propres », assure Olivier Leberquier, membre du comité de pilotage de la Scop. Les salaires s’échelonnent de 1 600 à 2 000 euros net. « Comme ce que nous revendiquons avec la CGT: un SMIC à 1 850 euros brut. » Pour ce qui est du marché, ils comptent sur la qualité de leurs plantes aromatiques et sur la responsabilité des « consomm’acteurs».

Compagnie alpine d’aluminium: la petite nouvelle

Les salariés de la Compagnie alpine d’aluminium viennent de voir validée leur demande de reprise par le tribunal de commerce d’Annecy. L’entreprise bicentenaire, qui produit des casseroles pour Tefal, devrait repartir avec 65 salariés et 10 millions d’euros de capital.

Danièle Demoustier: “Une démonstration qu’on peut reprendre son travail en main”

Socioéconomiste du travail, Danièle Demoustier travaille sur les SCOP. Elle nous parle de l’évolution de la législation en faveur de ces entreprises pas comme les autres, et évoque une « mise en réseau » pour assurer la maîtrise de leur développement.

Pourquoi les salariés dont l’entreprise dépose le bilan se tournent-ils vers la création de SCOP ?

Danièle Demoustier. Le premier objectif, pour les salariés, est de maintenir l’emploi, leur production et les savoir-faire sur leur territoire. La coopérative, l’entreprise collective, a l’avantage de mutualiser les risques. Les ouvriers qui subissent ces licenciements n’ont individuellement ni le capital, ni la culture nécessaire à la reprise de l’entreprise. Reprendre l’entreprise collectivement leur assure une assise plus solide, d’autant que les travailleurs en question partagent une culture du collectif, acquise au travail et dans la lutte.

HD. Pourquoi assiste-t-on à une vague de reprises en SCOP des entreprises en faillite ?

D. D. Primo, avec la crise et la décomposition du tissu industriel, les territoires ont besoin de maintenir vivantes des entreprises, ce que permet une Scop. Secundo, il y a une volonté politique de développement des coopératives, notamment avec la loi sur l’économie sociale et
HD. Pourquoi des salariés dont l’entreprise dépose le bilan se tournent-ils vers la création de Scop solidaire votée récemment. Enfin, les syndicats, en ce moment, regardent ce type de reprises avec bienveillance, ce qui n’a pas toujours été le cas.

HD. Quels sont les ingrédients nécessaires au fonctionnement d’une telle entreprise ?

D. D. Le statut de Scop est adapté aux entreprises à la limite entre l’artisanat et l’industrie. Pour qu’une telle entreprise réussisse, l ’« associé » doit l’être, non seulement au capital, mais aussi à l’organisation de l’entreprise. Le débat démocratique est rendu difficile par des effectifs nombreux, un travail hiérarchisé et automatisé. Le niveau de qualification des salariés est prépondérant: un ouvrier spécialisé, au niveau de revenu bas, réfléchira à deux fois lorsqu’il faudra arbitrer entre l’augmentation de son revenu et l’investissement dans l’entreprise. Enfin, il faut que les Scop fassent, sinon des bénéfices, au moins du résultat. Elles ont besoin d’un marché plus large que le réseau militant.

HD. Et quels sont les écueils habituels qui les guettent ?
D. D.
Le principal danger se présente pendant la période suivant immédiatement la fermeture. Il faut agir vite, car, s’il n’y a plus de cadres, plus de clients, plus de financements, la reprise ne peut pas réussir. Autre difficulté caractéristique: combiner les rapports militants et économiques à son entreprise.

HD. Une fois la Scop lancée, comment peut-elle croître sans perdre son « esprit coopérateur » ?
D. D.
Les statuts permettent beaucoup, mais ils ne sont pas magiques. Le niveau de démocratie n’est pas le même dans toutes les Scop. Si l’organe grossit, il y a un risque de distanciation des salariés. Si elles restent sur un marché local, elles n’ont pas besoin de grossir. D’autres possibilités que la croissance interne sont à étudier: les mises en réseau, les alliances, les groupes coopératifs sont désormais facilités par la loi.

HD. Pensez-vous possible une « république des coopérateurs » ?
D. D.
Je pense qu’il faut insuffler un rapport coopératif au sein même des relations économiques. Ces entreprises ont valeur d’exemple, elles sont une démonstration qu’on peut reprendre en main son travail, qu’on n’est pas forcément victime de la mondialisation.

HD. Estimez-vous que les institutions mènent une politique favorable à la création de Scop ?
D. D.
Le pouvoir est pris en tenaille entre le lobbying du mouvement coopératif et celui du MEDEF, qui est beaucoup plus fort, comme le montre l’offensive – réussie – du syndicat patronal contre le droit d’information des salariés en cas de cession de l’entreprise par son propriétaire, pour leur donner le temps d’envisager la reprise.

Elsa Sabado

Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre

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