Mabouls de Séoul (Le 13 du mois, janvier 2014)

La mode de la K-pop, la pop sud-coréenne, a fait irruption en France en 2011. Les deux seules boutiques consacrées à ce mouvement se trouvent à 50 mètres l’une de
l’autre, dans la galerie marchande Oslo, sur la dalle des Olympiades. Le 13 du Mois y a traîné ses guêtres afin de comprendre ce qui rend ces ados si accros.

Les yeux brillants rivés sur l’écran mural, quatre adolescentes frôlent l’état de grâce. Leurs mains jointes masquent leur bouche, qu’on devine s’agiter au rythme des paroles d’Exo, leur groupe de K-pop favori. La communion se déroule au Musica, une échoppe spécialisée dans le commerce de produits liés au mouvement pop sud-coréen et située dans la galerie marchande Oslo, sur la dalle des Olympiades. L’objet de leur transe ? Un clip. Un clip dans lequel douze éphèbes androgynes, silhouettes longilignes moulées dans un slim, chantent en coréen et réalisent une savante chorégraphie. Le tout se déroule dans un décor, des costumes et une lumière extrêmement travaillés. Hormis la langue, la musique ne se distingue pas des morceaux de R’n’B qui font fureur de l’autre côté du Pacifique. Non, ce qui fait se pâmer ces demoiselles et damoiseaux, c’est le packaging dans sa globalité : danse, look, attitudes… Tout semble maîtrisé au millimètre près. Et pour cause : les groupes de K-pop sont des produits commerciaux, assumés en tant que tels, même par leurs fans.

Le made in Korea de la musique manufacturée

Recrutés adolescents par les grandes majors coréennes comme SM, YG ou JYP, les membres de ces boy’s et girl’s band reçoivent durant plusieurs années une formation intense dans les académies de ces labels. « En Corée, les idoles de K-pop dansent, chantent, sont mannequins, font de la pub, passent dans toutes les émissions des trois chaînes nationales… Bref, elles sont omniprésentes et doivent savoir tout faire », raconte Hansith Soukanhgna, fondateur du site asiaworldmusic.fr qu’il gère directement depuis la boutique Musica. Une fois mûrs, les jeunes hommes et femmes sont sélectionnés et regroupés par les majors pour entrer dans un groupe, avec lequel ils doivent vivre jusqu’à ce que la mort (du groupe) les sépare. Pour devenir une idole, être « mignon » (kawaii en japonais) est incontournable. Cela induit, la plupart du temps, de passer à 20 piges sous le bistouri pour se faire débrider les yeux ou avoir un menton en V. Bref, comme tous les produits coréens, les membres des boy’s band sont très standardisés.

Au départ, les petits Français n’étaient pas vraiment les cibles des magnats de la musique coréenne. À la fin des années 1990,  la Corée, pour sortir de l’ombre de ses voisins, les géants chinois et japonais, met le paquet sur l’exportation de produits culturels : c’est ce qu’ils appellent la hallyu, la vague coréenne. La K-pop supplante alors la J-pop (japonaise) et conquiert facilement les marchés chinois, où l’offre culturelle pour les jeunes est pauvre, avant de se répandre en Thaïlande et aux Philippines, avec un énorme succès. La hallyu est une stratégie commerciale élaborée par les firmes musicales. Le groupe Exo, par exemple, est destiné tant aux Coréens qu’aux Chinois. Alors, pour cibler tout le monde, il a été divisé en deux sous-groupes : les six qui maîtrisent parfaitement le coréen s’appellent les Exo K, les six autres, dont quatre Chinois et deux Sud-Coréens, composent Exo M, M comme Mandarin. Les stars de K-pop ne font pas que gesticuler en chantant, ce sont aussi des armes publicitaires de poids. À tel point qu’une myriade de produits dérivés utilisent leur image : « Au moment où, en France, les labels traînaient Youtube devant la justice pour obtenir des droits d’auteur, les majors coréens inondaient les sites de leurs clips, et ce gratuitement. Sans compter sur les coffrets de CD’s, dans lesquels le fan peut trouver des produits dérivés, comme des cartes ou des cadeaux à l’effigie du groupe », explique Han Sith Soukanhgna.

Grâce à cette forte présence sur le Net, le « softpower » déployé par la Corée a dépassé ses propres espérances : il y a trois ans, la hallyu a submergé la France. « En juin 2011, la SM Town, qui regroupe différents boy’s bands, a donné son premier concert à Bercy. Les 14 000 places ont été vendues en un quart d’heure alors qu’aucune publicité n’avait été faite, ni à la télé, ni à la radio. Le 1er mai, les fans ont organisé une énorme flashmob sur le parvis du Louvre pour réclamer des dates supplémentaires, grâce aux réseaux sociaux. Ce qu’ils ont obtenu. Les fans de K-pop existaient depuis dix ans. Mais c’est Facebook ou des sites tels que Soompi et All Kpop qui leur ont permis de se structurer et, forcément, ça s’est vu », poursuit Hansith Soukanhgna.

« Ridicule » et « bizarre » au début

Le 13e étant l’Asiatown français, c’est naturellement ici, dans la galerie commerciale des Olympiades, que la K-pop a surgi. Les magasins Musica et Tai You existaient tous deux depuis les années 1980, à l’heure de gloire de la J-pop. Puis, le vent d’est a tourné au profit de la Corée du Sud, et les boutiques se sont adaptées. Les deux échoppes débordent d’objets en tous genres et aux couleurs criardes : CD, DVD, mangas, mais aussi figurines, bracelets en plastique ornés des logos de groupes, coques de portable, peluches et autres pacotilles. Les fans de K-pop de France et de Navarre y convergent pour faire leurs emplettes, traîner ou rencontrer d’autres amateurs. C’est là que nous avons fait la connaissance des membres d’un groupe en formation, Mixtape : Jeffrey, Amélie, Noémie, Adeline et Guenièvre.

Ils ont entre 17 et 24 ans et partagent la même passion, au point de décider de monter un groupe de danse. Autour d’un bubble tea, la boisson en vogue en ce moment dans le quartier, ils racontent leur cheminement vers la K-pop. Les pères d’Amélie et Adeline, respectivement fans de Bruce Lee et de Jackie Chan, ont préparé le terreau sur lequel leurs filles s’épanouissent désormais. Pour les autres, c’est le bouche à oreille, la cousine, les génériques des « dramas » (les séries sud-coréennes louant l’amour, la famille et la piété filiale) ou les heures passées à surfer sur Youtube qui ont fait leur œuvre. Tous le concèdent : au début, ils ont trouvé la K-pop « ridicule », « bizarre ». « Ces garçons habillés en fluo m’ont d’abord fait beaucoup rire », raconte Adeline, la doyenne. « Et puis, à force d’écouter… J’y suis restée plongée », souffle Noémie. Les autres acquiescent. Non contents de consommer des clips au kilomètre, ils reproduisent les chorégraphies de leur groupe fétiche sur la dalle de pierre qui sert de toit à la galerie commerçante, entre les traceurs et les tagueurs. Un portable sert d’enceinte, l’autre fait office de micro et « droite et gauche et boum, boum », en avant la musique.

Les partenaires de danse se sont rencontrés à l’école. Bien que la plupart des étudiants en coréen s’en défendent, la K-pop a suscité des vocations. En avril 2013, le Centre culturel coréen recensait 1 300 étudiants en coréen, contre moins de 500 quatre ans plus tôt. Ainsi, Jeffrey a rencontré Guenièvre en terminale, où les deux camarades avaient choisi la même langue vivante 3, le coréen, au lycée Victor-Duruy. Bac en poche, Jeffrey s’est naturellement dirigé vers une première année de licence à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), où il a rencontré Amélie. Ils y croisent régulièrement Adeline, qui, en parallèle d’un master professionnel dans l’hôtellerie, étudie le chinois. Tous affirment vouloir, sinon y vivre, au moins voyager en Corée du Sud régulièrement, pour travailler comme interprètes pour des firmes coréennes.

Respect des aînés, puritanisme et travail : les valeurs de la K-pop

Le pari coréen de l’expansion par la culture a été un succès. En 2011, l’exportation de musique K-pop a rapporté 250 millions de dollars à la Corée. Les institutions telles que le Centre culturel coréen multiplient les concours de danse du type « L’étoile montante de la Kpop ». La présidente sud-coréenne, Mme Park Geun-Hye, a honoré de sa présence une « drama party » à Paris en novembre dernier. MGMC, une grand major coréenne, vient de sélectionner une Normande, Olivia Palermo, pour monter le groupe The Gloss. Un signe des temps.

 Mais en même temps qu’elle exporte sa culture et se fait pas mal d’argent, la Corée véhicule ses valeurs. Auxquelles adhèrent mécaniquement ces (grands) ados français. La première d’entre elles est le respect des aînés. « En France, on ne respecte pas les adultes. Il y a des “wesh” partout », déplore Cloé. Même son de cloche du côté d’Amélie : « Je suis particulièrement touchée par le respect qui semble régner là-bas. En France, on est beaucoup trop laxistes. Moi, j’ai besoin de règles plus strictes. » Seconde valeur : le puritanisme. « La K-pop, ça change de “je prends une meuf, je la retourne et je la ken [nique en verlan, ndlr]”. Ça parle plus de sentiments, de ressenti, d’émotions… », explique on ne peut plus clairement Charlotte. « On aime la K-pop parce que c’est plus prude. Rihanna est vulgaire, elle n’est pas un modèle pour les jeunes », affirme Zoé, une étudiante de l’Inalco, qui enchaîne sur la troisième valeur : le travail. « Là-bas, c’est pas les 35 heures. Ils travaillent 6 jours sur 7, 12 heures par jour », lance la jeune fille avec admiration. Cette capacité de travail fait aussi rêver Jeffrey, qui assure : « Moi-même, ça me motive dans mes études. » Ce serait aussi ça la K-pop, un refuge beau et lisse pour des jeunes en recherche d’un monde moins violent et moins vulgaire. Un joli conte de fées qu’ils pourront, tout du moins ils l’espèrent, aller voir de plus près s’il existe vraiment.

Elsa Sabado, dans le 13 du mois de janvier 2014. Photos: Mathieu Génon

La “passion foudroyante” de Jeffrey

« Depuis la classe de 4e, je vis K-pop. C’est une passion foudroyante dans laquelle je suis tombé tout de suite. Je regarde les « dramas », pour moi, c’est Plus belle la vie en mieux : souvent des histoires d’amour entre une jeune femme pauvre et un homme riche. Je mange aussi K-pop : j’adore les plats comme le bibimbap [mélange assez pimenté de riz, de viande, de légumes sautés et d’un œuf sur le plat, ndlr] ou le jajangmyeon [des nouilles agrémentées à la sauce soja avec du caramel, des oignons, de la viande et des légumes, ndlr]. Et puis, bien sûr, j’apprends la langue à l’Inalco. C’est une amie de ma sœur qui m’a contaminé par ce virus en me montrant une vidéo et puis comme ma grand-mère habite dans le 13e, je passais souvent devant le Musica, la boutique de K-pop de la galerie des Olympiades. L’une de mes arrières grands-mères est chinoise. J’ai toujours su qu’il y avait quelque chose d’asiatique dans mes veines. Même si chez moi on dansait plutôt du zouk, du compa, du dancehall ou du reggae car mon père est Guyanais. La K-pop m’a d’ailleurs aidé à surmonter le divorce de mes parents. Mon père ne comprend toujours pas ma passion. Dès qu’on aborde le sujet de la K-pop, il parle des « Chinois », ne fait aucun effort pour savoir où je veux aller. Moi au contraire, je n’ai jamais eu ce type de préjugés. La K-pop m’a permis de découvrir la Corée, où la vie est très différente d’ici. Le respect des aînés, le tabou sur le sexe, le travail… Tout cela me choque et m’intéresse en même temps. En tout cas, ça m’a ouvert les yeux sur le monde. »

Elsa Sabado a quitté le collectif pour voguer vers d’autres aventures. Retrouvez son travail chez Hors Cadre

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