Train d’enfer (Néon, aout 2015)

Pour s’offrir une meilleure vie, les migrants des pays d’Amérique centrale s’agrippent à La Bestia, un train de marchandises qui traverse le Mexique. Le but : atteindre les Etats-Unis. Quitte à y perdre un membre.

« J’ai quitté le Honduras à cause de la pauvreté. Je voulais émigrer aux Etats-Unis pour aider ma famille là-bas. Au Mexique, je suis monté sur le train. C’est là que j’ai eu l’accident. Il pleuvait, le train a freiné, j’ai glissé et ma jambe a été écrasée entre deux wagons », raconte Freddy, une casquette décorée du drapeau américain vissée sur la tête. A l’hôpital, le jeune homme de 24 ans a été amputé. Après deux mois de convalescence, il a été envoyé à l’auberge Jesus el Buen Pastor, à Tapachula, non loin de la frontière sud du Mexique. Derrière un haut portail en ferraille, dans ces modestes bâtiments entourant une cour bétonnée, les migrants mutilés par « la Bestia », comme on l’appelle ici, sont recueillis bénévolement.

Ce vieux train de fret qui traverse le Mexique est emprunté par les migrants centroaméricains (Honduras, El Salvador, Guatemala) pour voyager clandestinement jusqu’à la frontière américaine. Ils s’agrippent sur le dos de ce mastodonte d’acier qui roule parfois des heures sans s’arrêter. Impossible alors de manger, de boire, ou de s’assoupir malgré la chaleur suffocante ou le froid de la nuit. Pour ceux qui flanchent, les accidents sont fréquents. Sans compter les bandes criminelles qui poussent parfois homme ou femme par dessus bord, lorsqu’ils rackettent les migrants. Combien sont-ils à avoir ainsi été blessés par la Bestia? Au niveau national, il n’existe pas de données officielles. Mais l’Etat de Veracruz, à l’est du Mexique, a révélé en mai dernier et pour la première fois un chiffre glaçant : tous les deux jours, un migrant serait mutilé par le train.

C’est en découvrant ces histoires tragiques qu’Olga Sánchez Martínez a décidé de créer ce lieu d’accueil à Tapachula, dans le sud du Mexique, dans les années 1990. « Ayant moi-même eu beaucoup de problèmes de santé au cours de ma vie, j’avais décidé de rendre visite bénévolement aux malades à l’hôpital. Une jour, j’ai suis tombée sur des gens. Ils m’ont expliqué qu’ils avaient été mutilés par les roues du train. Je ne pouvais pas y croire ! J’ai décidé de faire quelque chose », explique cette cinquantenaire aux cheveux de jais. « J’ai été contaminée par leur douleur, leur angoisse, leur traumatisme. J’ai continué car il n’y avait personne pour les aider une fois sortis de l’hôpital ! C’était un phénomène caché, silencieux, qui était sous nos yeux mais qu’on ignorait », se souvient l’énergique Olga, qui a récolté des fonds en faisant l’aumône et en vendant des fripes.

Aujourd’hui, l’auberge vit de dons. Depuis le début de l’année, 17 migrants amputés y ont été accueillis. Ils y sont hébergés, nourris et soignés plusieurs mois, le temps de leur rémission et y reçoivent une prothèse. Mais avant, de longs soins quotidiens sont nécessaires pour que le moignon cicatrise correctement. D’interminables jours écrasés par la chaleur, rythmés par les repas, les soins médicaux, et le tournis des vieux ventilateurs. « Ceux qui arrivent sont en état de choc. Ici, ils réapprennent aussi à sourire, à avoir espoir », explique Aracy Matus Sánchez, la directrice opérationnelle.

L’accident est le début du parcours du combattant. Si la loi mexicaine permet une prise en charge gratuite lorsque la vie est en péril, une fois les plaies refermées, les migrants sortent de l’hôpital. Sans rien. Les autorités concernées – mexicaines ou des pays d’origine – en détournent les yeux. La prothèse est au-dessus de leurs moyens. « Ils avaient déjà très peu d’argent avant de partir, ils se sont souvent endettés pour le voyage alors qu’ils étaient la source de revenu principale de la famille », explique Marie-Astrid Blondiaux, de la délégation régionale du Comité international de la Croix Rouge (CICR) qui gère notamment un programme d’assistance aux migrants amputés ou blessés.

Pour eux, c’est la fin du rêve américain. Les migrants amputés rentrent généralement dans leur pays. Comme José Luis Hernández, qui vit au Honduras, dix ans après un accident subi au Mexique. « En route sur le train, je suis presque arrivé à la frontière américaine. Cela fait plusieurs jours que je dors parfois dehors, que je supporte la faim, la soif et la fatigue, parce qu’il prend parfois beaucoup de temps pour aller d’une ville à l’autre. Mon corps est tout faible. J’ai très mal aux pieds parce que j’ai beaucoup marché pour contourner les patrouilles de police. Quand je me penche en avant pour me soulager en enlevant ma chaussure, je m’évanoui et je tombe sur les rails. Le train me passe dessus, il écrase ma jambe, mon bras et mon autre main. Par chance, l’accident arrive  à l’entrée d’une ville et un homme passe par là. Il appelle la Croix Rouge. Je veux aller aux Etats-Unis aider ma famille restée au pays, mais le rêve se transforme en cauchemar. Il faut m’amputer une jambe, un bras et deux doigts », raconte posément ce jeune homme de 27 ans aux cheveux noirs et à la peau caramel, dont la main abimée est emmaillotée dans un tissu.

« J’étais parti pour aider mes parents et j’allais devenir un poids pour eux », se remémore José Luis. « Ces migrants partent de leur pays à cause du chômage, alors lorsqu’ils reviennent amputés, c’est encore plus difficile pour eux de trouver du travail », souligne Marie-Astrid Blondiaux, du CICR. D’autant plus que les gouvernements ne les prennent pas en charge. « Je voudrais que les gouvernements ne voient pas seulement les dollars envoyés au pays par ceux qui ont réussi à s’installer aux Etats-Unis, mais qu’ils assument aussi les dommages collatéraux de la migration », s’agace le jeune homme, les traits tirés. Décidé à ne pas se laisser abattre, José Luis est devenu président d’une association de soutien aux honduriens gravement blessés lors d’une migration, l’Amiredis.

Au printemps dernier, lui et 17 compagnons amputés ont une nouvelle fois fait leur sac-à-dos pour un grand voyage. Sur prothèse, en fauteuil roulant ou en béquilles, ils sont partis sans un sous en poche en direction du Mexique pour tenter de rencontrer le président Enrique Peña Nieto. « Nous voulions demander un visa temporaire pour les migrants, pour qu’ils puissent se déplacer normalement en bus, sans danger  », explique t-il. En se finançant par des quêtes, le groupe a repris la route des migrations: « lorsque nous avons revu le train et entendu son vacarme d’acier, certains se sont mis à trembler », se souvient-il. Le président ne les a pas reçu.

Depuis, le gouvernement mexicain s’est attaqué à la Bestia. Car cet été le président des Etats-Unis Barack Obama a fait des remontrances au Mexique. Pour tarir le flux migratoire, des mesures ont été prises pour interdire l’accès au train : renforcement des contrôles frontaliers et des patrouilles policières, accélération de sa vitesse… Depuis, ils se font rares sur le toit de la Bestia. Mais pour les défenseurs des droits de l’Homme, le danger rôde désormais ailleurs : en empruntant des voies alternatives – marche le long des rails, cache dans des camions, ou camionnette de passeur – les migrants deviennent encore plus invisibles, et donc davantage vulnérables au crime organisé et à la corruption de certaines autorités locales. « Cette route de migration ressemble à un film d’horreur. Le rêve américain n’en vaut pas la peine », termine José Luis, qui tente aujourd’hui de convaincre les jeunes de rester au pays.

Léonor Lumineau

 

suivez-nous