Dans les coulisses des « anges des affaires » (Le Monde Campus, novembre 2014)

« Nous cherchons 350 000 euros, du réseau et aussi un peu de douceur car nous savons que ça va être dur ! », déclare Léo Sounigo, un jeune homme de 25 ans à l’allure décontractée, en s’adressant à une soi­xantaine… de femmes du réseau Femmes Business Angels. Ce diplômé de l’EM Lyon vient de présenter Study Quizz, sa start-up d’applications mobiles pour les étudiants. Dix minutes de « pitch » avant une salve de questions de la salle : « Quelle est votre stratégie publicitaire ? », « Quel sera le profil de l’entreprise dans cinq ans ? », « Où en êtes-vous de votre levée de fonds?  »… « C’est un super-projet et la valorisation est raisonnable », murmure une participante à sa voisine. « Oui, en plus, les jeunes adorent tout ce qui est sur mobile », répond-elle. Ce soir-là, la star-tup de Léo Sounigo a tapé dans l’œil de certaines, qui ont pris rendez-vous.

Mais qui sont donc ces mystérieux « anges des affaires » et comment les séduire ? En 2013, ce réseau féminin a ainsi financé treize entreprises à hauteur de 590 000 euros. Alter Eco (commerce équitable), Babyloan (microcrédit solidaire), ou en­core Chaak (restauration rapide mexicaine) figurent à leur palmarès. Tous les mois, les 86 adhérentes de Femmes Business Angels – des cadres supérieurs, chefs d’entreprise, professions libérales prêtes à investir une part de leur patrimoine dans des start-up innovantes sous forme de prise de participation au capital – sont conviées à étudier « les quatre à cinq projets qui ont été préalablement sélectionnés en petit comité pour être présentés à cette séance plénière, sur la trentaine de dossiers que nous recevons mensuellement », explique Agnès Fourcade, copré­­s­i­dente de l’association.

Les réseaux de business angels (investisseur dans une entreprise innovante) se sont multipliés ces dernières années. Au total, il en existe 82 aujourd’hui en France, soit 4 292 particuliers investisseurs, selon France Angels, leur fédération. En 2013, ils ont investi 41 millions d’euros (contre 44,5 millions d’euros en 2011) auprès de 370 start-up de tous les secteurs, pour un montant global de financement de 120 millions d’euros grâce à l’effet de levier provoqué auprès d’autres investisseurs. Sans compter tous les business angels « solitaires » (hors ré­seaux), plus de 3 200, selon Benjamin Bréhin, le directeur des opérations de France Angels.

Trop risqué pour une banque

Les business angels – terme inventé aux Etats-Unis dans les années 1950 pour distinguer les investisseurs particuliers des professionnels – interviennent après l’amorçage – les pre­miers pas – de la jeune pousse d’entreprise qui peut être financée par la love money (les proches), les concours et les prêts d’honneur : « Nous comblons un trou dans la chaîne de financement des start-up, au moment où le projet est encore trop risqué pour une banque, mais qu’il recherche moins de 300 000 à 500 000 euros et n’intéresse donc pas encore un fonds d’investissement », explique Philippe Rase, membre de Gre­noble Angels (170 adhérents).

Mais ils n’investissent pas que de l’argent. « En un coup de fil et un déjeuner, j’ai mis en lien une entreprise de cloud dans laquelle j’avais investi et un de mes contacts professionnels. Pendant quatre ans, ça a représenté 75 % du chiffre d’affaires de cette start-up », témoigne Philippe Rase. « Un bon partenaire apporte du capital certes, mais aussi des compétences et des contacts », confirme Benjamin Bréhin. « Quand j’investis, je n’y vais pas pour perdre. Mais le but est aussi de participer à une belle aventure entrepre­neu­riale et de transmettre mon ex­pé­rience », détaille Olivier Occelli, business angel solitaire et fondateur de NaturaBuy, un site de petites annonces spécialisé dans les produits de chasse, pêche et loisirs extérieurs, qui fait par exemple profiter Hopwork (plate-forme de mise en relation freelance-entreprises), une de sesproté­gées, « de conseils sur le référencement naturel ou sur la stratégie commerciale sur le Net ».

Chez Citycake.fr (livraison de pâtisserie à domicile), « l’accompagnement d’Olivier Mathiot [cofondateur et PDG de PriceMinister] représente en moyenne une journée par mois : ce sont de nombreux coups de fil, des mails, des recommandations, des avis, des idées, ou un appui pour un rendez-vous stratégique », raconte Benjamin Chemla, le cofondateur du site et directeur de Resto-In, avec qui l’entreprise a fusionné.

Bien sûr, les places sont chères. « Femmes Business Angels a reçu 321 dossiers en 2013 et a investi dans 13 entreprises », précise Agnès Four­cade. Pour les séduire, il faut donc préparer la rencontre. Le travail débute avec la constitution d’un dossier type : présentation du projet, business plan détaillé et executive summary (résumé de deux pages maximum). Léo Sounigo, le jeune fondateur de Study Quizz, conseille « dedemander des exemples à d’autres entrepreneurs ou à des incubateurs. »

À qui s’adresser : réseau ou particulier ?

« Le faire sur un coin de table parce qu’on est convaincu d’avoir l’idée du siècle ne suffit pas. J’ai déjà eu des dossiers bâclés, avec fautes d’orthographe, graphiques mal léchés, mises en forme mal faites ou plan décousu : c’est rédhibi­toire », prévient Olivier Occelli.

Une fois le dossier prêt, à qui s’adresser : réseau ou particulier ? Pour Benjamin Bréhin de France Angels, passer par un réseau « permet de se retrouver face à des business angels qui ont différents domaines de compétence, qui peuvent co-investir et se transmettre les dossiers ». A contrario, les processus avec des investisseurs solitaires peuvent aller plus vite (une levée de fonds dure en moyenne entre trois et six mois) etpermettre de cibler des compétences.

Mais ceux-ci sont plus durs à dénicher, puisqu’ils n’ont pas pignon sur rue. « Certains entrepreneurs à succès, comme Olivier Mathiot (PriceMinister), Xavier Niel (Free et actionnaire du Monde), ou Jacques-An­toine Granjon (Ventesprivées) sont aussi business angels. Il faut y aller au culot, insister à leur standard, voir s’ils donnent des conférences et les y interpeller, les contacter avec LinkedIn ou Twitter », ajoute Benjamin Chemla, qui a utilisé ce dernier pour contacter Olivier Mathiot.

Une fois le dossier sélectionné, rendez-vous est pris pour le « pitch ». « À cette étape, ils ont déjà vu les chiffres. Ce qui les intéresse c’est comment le porteur vend son projet, 50 % de la réussite de la start-up », souligne Morgan Dinkel, chargé d’affaires à l’incubateur Belle de mai à Marseille. « Cela se travaille. Mais si on n’y arrive pas, on s’entoure de personnes douées, car le fondateur n’est pas forcément celui qui se présente devant les investisseurs », ajoute-t-il.

« Se renseigner »

A ce stade, le moindre élément flou peut dissuader. « Un investissement personnel élevé des fondateurs nous rassure, tout comme avoir pensé aux pistes de sortie du capital pour les business angels – qui pourrait être intéressé pour racheter la start-up au bout de trois ou cinq ans ? –, qui sont là pour ­faire une plus-value », explique Agnès Fourcade. « Il ne faut jamais dire qu’il n’y a pas de concurrents, car cela pourrait signifierqu’il n’y a pas de marché, insiste Magali Boisseau, fondatrice de Bedycasa (location de chambres entre particuliers), et il faut même en parler. »

Lorsque certains business angels sont intéressés, les discussions s’engagent. « Attention, il faut bien choisir, souligne Magali Boisseau. Ce n’est pas un mariage, mais presque ! Il faut trouver les bonnes personnes qui vont nous accompagner plusieurs années. » Benjamin Chemla a ainsi fait son marché selon les compétences : « Il nous fallait un expert en e-commerce, un autre en agroalimentaire… La clé de l’entrepreneuriat, ce n’est pas l’argent, c’est de bien s’entourer. »

Prudence quant au repérage des « passifs », car en France, investir dans une start-up permet de défiscaliser une partie de ses revenus. Même s’ils sont rares, certains, dont c’est l’objectif principal, pourraient délaisserl’accompagnement. Pire : « D’autres, même si c’est une minorité, ne sont pas de très bon conseil et peuvent même bloquer des processus », renchérit Magali Boisseau.

Pour éviter cet écueil, Morgan Dinkel conseille de « se renseigner sur les intéressés : sur LinkedIn, Viadeo, on demande aux réseaux leur avis, on regarde leurs précédents investissements et comment les sociétés s’en sortent en appelant les entrepreneurs ». Car les business angels cherchent aussi de leur côté à séduire les jeunes pousses. En réseau ou en solitaire, les business angels aiment ainsi se rendre aux événements regroupant des start-up, afin de repérer et de capter l’attention des plus prometteuses.

Léonor Lumineau

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